Choisir ses pigments


Couleurs          coquilles de pigments

        Résultat d'un compromis, ma sélection peu paraître très restrictive mais les critères que je m'impose devraient cependant m'assurer que les pigments sélectionnés conviennent aux supports variés comme le panneau de bois ou l’étoffe légère de soie, qu'ils puissent être émulsionnés avec divers liants sans trop perdre en intensité, ne se dégradent pas, offrent une granularité confortable lors de l’application au pinceau, n’inquiètent personne par leur toxicité, permettent un bon niveau de réalisme et soient économiquement supportables. (L’or sera traité à part).          

        Les huit matières ainsi retenues sont répertoriées dans la dernière colonne du tableau infra. Je les ai mises en correspondance avec leur utilisation au XVe siècle. Les produits que j’utilise sont empruntés à l’industrie du bâtiment qui les destine à la coloration des enduits. A noter que les pigments qualifiés aujourd’hui de rares, pour ne citer que l’outremer véritable, l’azurite, le blanc de plomb ou le vermillon fabriqué à la technique sèche, peuvent encore être obtenus chez quelques spécialistes mais n’entrent pas dans les considérations énoncées ci-dessus. En revanche je devrais encore pouvoir expérimenter le smalt * (non répertorié dans le tableau) ou la garance.

        Mes vert, jaune, rouge, brun et noir actuels sont les minéraux de toujours. Le bleu outremer emprunte à la synthèse et le blanc est chimique. De telles distinctions étaient déjà faites par Pline. Pour mieux comprendre les contraintes que je m’impose il m’a semblé utile de rappeler le contexte dans lequel évoluaient les peintres médiévaux.

        La composition de leur palette était redevable à l’antiquité tandis que les techniques s’inscrivaient dans une loi générale de progression dont il convient de faire une exception pour l’enluminure. Si l’on considère comme jalons historiques l’abandon de la peinture à la cire, probablement au début de la période romane, et l’état embryonnaire de la peinture à l’huile, avant la Renaissance, il est indéniable que la « tempera » caractérisait le moyen-âge. Les manuels d’ateliers permettent d’observer divers accroissements, améliorations ou essais d’expérimentateurs parfois anonymes. Dans la chaîne de traditions, le Libro dell’Arte, écrit au début du XVe par Cennino Cennini occupe une place privilégiée. Des renseignements complets sur diverses techniques y abondent ; la palette y est riche. Trop axé sur la fresque dont il innove pourtant une technique, il passe néanmoins pour archaïque à l’époque ou les Van Eyck peignaient l’adoration de l’agneau mystique. C’est pour cette raison que j’ai confrontés ces noms dans mon tableau. Quant à Pierre Coustain, peintres des deux derniers ducs Valois de Bourgogne, il était plus spécialisé dans des travaux de décoration, panneaux armoriés et étendards réalisés à l’huile comme le faisait son prédécesseur Broederlam en 1395 (P. Mantz, la peinture française du IX au XVIe). Pour avoir un aperçu des relations qui peuvent s’établir entre les principaux traités depuis l’antiquité à ceux du XVe siècle, l’on peut se référer à l’ouvrage de Guy Loumyer (voir bibliographie). On y notera également le souvenir du secret dont on entourait les connaissances techniques ce que démontre le titre évocateur du manuscrit de Bologne « Segreti per Colori » dont un extrait relatif à la teinture est traduit sous http://www.elizabethancostume.net/dyes/segreti.htm

Théories chromatiques
        A la lecture du « De Pictura » d’Alberti, écrit en 1435, on se rend compte que celui qui a tant fait pour relever la peinture au rang d’art libéral, se démarquait très clairement des scientifiques
dont le besoin de classification était primordial. Certains de ces encyclopédistes  sont étudiés dans l’ouvrage de Sylvie Fayet (voir bibliographie). L’humaniste insistait sur les contrastes qu’il qualifiait d’amitié et arguait qu’en se joignant, une couleur conférait à l’autre grâce et vénusté. Il opposait le clair au sombre tout en dénigrant quelque peu le texte fondateur d’Aristote et de ses suiveurs puisqu’il niait la bipolarité du blanc et du noir. Il ne s’appuyait que sur quatre repères universaux de couleur dont les éléments fournissaient la trame de référence dont résultaient de multiples espèces tandis que leur mélange avec du blanc ou du noir en produisait d’autres en nombre presque infini. C’est aussi avec une remarquable part d’intuition que Cennino Cennini dont la filiation spirituelle avec Giotto est connue, anticipait avec trois bons siècles d’avance l’appariement goethéen des couleurs complémentaires lorsque, il décrivit la manière de peindre un visage en superposant graduellement le cinabre au vert.

Mélanger, travailler l’ombre et la lumière !
     Tendre vers le blanc permet de rendre la lumière ! C’est une évidence pour tous mais qu’en est-il de l’ombre ? La mort de la lumière entraînant celle de la couleur, Alberti prétendait l’éteindre par du noir. Partir d’une pleine saturation puis éclaircir les tons en demi-teintes constitue une bonne alternative. C’est cette dernière manière préconisée par Cennini, que je privilégie. Avec le maître toscan du XIVe cité plus haut, l’image était déjà devenue tridimensionnelle. Au cours du siècle qui suivit, une plus large généralisation de la technique à l’huile ne pouvait qu’amplifier le réalisme des scènes en y ajoutant la transparence. Qui n’a jamais été stupéfait en tombant sur des portraits de donateurs qui rendent le culte d’hyperdulie accompagnés de saints protecteurs comme s’ils avaient été invités à domicile ? Encore s’agissait-il de s’approprier les pigments pour parvenir à ce stade d’excellence.

Inimitié des matières
     Les veines géologiques, la transformation de la matière par calcination, l’alambic, les sous-produits de l’industrie textile ou du verre offraient une richesse variée de matières colorantes, lesquels n’étaient cependant pas toujours compatibles. Certains comme le vert de gris et le blanc de plomb s’entretuent. L’air, la lumière et le temps sont d’autres ennemis dont il fallait parfois se prémunir. Couchés sur les pages d’un manuscrit les pigments ne craignent que peu la lumière. A fresque, ils demeurent au contact de l’air tandis que sur panneau ils sont enveloppés par l’huile ou peuvent être volontairement isolés par de la colle. C’est pour cette raison que, sur les murs, Cennini traite les visages et la peau des personnages au cinabrese alors qu’il recommande le cinabre lorsqu’il s’agit de panneaux encollés ou à l’huile. A l’instar du minium, ce pigment devient noir au contact de l’air. On sait aussi que le vert de gris a fini par percer la peau de parchemins et que les feuillages peints sur panneaux ont noirci avec le temps. L’huile, qu’elle serve de liant ou de vernis donne un ton plus foncé aux couleurs qui peut surprendre.

Broyer
Broyage     Pour certains pigments, plus le nombre de particules est élevé, meilleure est la diffusion de sa couleur. L’intensité dépend donc de la finesse du broyage.D’une demi-heure à une année pour le noir, quotidiennement pendant 20 ans pour le cinabre auraient constitué un plus appréciable (Chap. XL). On voit que Cennini ne lésinait pas dans ses propos. Après tout c’était un travail d’apprenti. L’auteur du célèbre traité déléguait également aux femmes le plaisir de pétrir le lapis lazuli (Chap. LXII). Toutefois, en règle générale, il préconisait d’acheter les pigments chez l’apothicaire tant il est vrai que certains servaient également de médicaments. Il en précisait également la forme pour échapper aux falsifications. Au chapitre XXXVI du « Il Libro dell’Arte » il recommandait : «Pour broyer prendre de préférence du porphyre clair pas trop poli de la longueur d'un demi-bras sur chaque côté. Une autre pierre de porphyre, plate dessous, conique par en haut de la forme d'une écuelle doit être pouvoir tenir dans la main. Mettre sur la pierre la valeur d'une noix de [noir] et la mettre en poudre en versant dessus de l'eau claire en la broyant le temps qu'il faut. Ramasser la couleur avec un morceau de bois mince, large de trois doigts qui ait un taillant comme un couteau. Mettre la couleur dans un vase.» La plaque pouvant aussi être en marbre, j’ai eu moins de difficulté à me procurer cette dernière pierre. Pour broyer les couleurs à l’huile je remplace l’eau par de l’huile de lin. Pour mieux comprendre le principe de diffusion ou pourquoi l’huile fonce les pigments, je recommande le traité des couleurs http://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/traite-des-couleurs-9782880744304 malheureusement épuisé (voir bibliographie).

Tableau sélectif
        Le tableau qui suit compare ma sélection de huit pigments avec celle dont disposèrent les trois peintres des XIX-XVe siècle déjà cités.
La colonne Van Eyck (14 itérations) est tirée des résultats de l’étude suivante : La technique des "Primitifs flamands": Etude scientifique des matériaux, de la structure et de la technique picturale. III. Van Eyck: l'Adoration de l'Agneau Mystique (Gand: Cathédrale Saint-Bavon) Paul Coremans Studies in Conservation, Vol. 1, No. 4 (Oct., 1954), pp. 145-161 (article consists of 17 pages) Published by: International Institute for Conservation of Historic and Artistic Works
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1505018 Les détails de l’œuvre peuvent être visionnés sous le lien:
http://bib18.ulb.ac.be/cdm4/results.php?CISOOP1=exact&CISOFIELD1=CISOSEARCHALL&CISOROOT=all&CISOBOX1=Gand%20,%20Cath%C3%A9drale%20Saint-Bavonhttp://www.lumiere-technology.com/ipn_50_French.pdf
L’avenir est d’ailleurs très prometteur dans ce domaine d’étude lorsqu’on considère les possibilités très impressionnantes offertes par l’imagerie multispectrale :  http://www.lumiere-technology.com/ipn_50_French.pdf

La colonne Cennino Cennini (30 item) est tirée du traité « Il Libro dell' Arte ». Voir bibliographie

La colonne Coustain (12 item) est reconstituée à partir des comptes que l’on pourra consulter sous ce lien. Cinq couleurs ne sont pas identifiables pour moi ce qui illustre bien les difficultés d'interprétation et de confusions qui ont marqué l'histoire :http://books.google.ch/books?id=4kgPAAAAQAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q=4697&f=false
Coustain était peintre de cour et participa à diverses besognes indispensables au decorum fastueux des chapitres de la Toison d'Or. Une autre question m’a parue fondamentale à la lecture de ces comptes : Pourquoi chauffaient-ils les couleurs qui de toute évidence étaient à l’huile de lin rendue siccative par du vitriol ? L’usage de cire pour faire les patrons n’est pas à négliger non plus.

 

Tableau 







(détail) La colère , fresque de Giotto
A voir sous ce lien
(chapitre de la Toison)

Van Eyck Cennino Cennini (pas d’œuvre attribuée) Coustain ma sélection
Bleu Outremer (lapis-lazuli) idem
Idem (synthèse)

Azurite (Azur d'Allemagne) Idem Azur d'Allemagne


Indigo + Blanc

 

Délié azur ?

Florée, ou fleurée. Voir infra

tenté par le Smalt
Vert copper resinate



malachite Vert-azur (une variante de l'azurite, à ne pas trop broyer)



Terre-verte (mordant à dorer)
Idem


Vert-de-gris (ne pas l'approcher du blanc) vert de glay (ou d'iris)


(5 mélanges)
Jaune lead-tin oxide



non-identified



yellow ochre Ocre Ocre pour assise idem


Giallorino (J. de Naples, pas trop broyer) machicot(massicot?) pour roches


Orpin (ne convient pas à fresque, toxique)



Risalgallo (Jaune minéral Toscan)



Safran



Arzica (pour miniaturistes)

Rouge red ochre Sinopia ou porphyre (Terre où se trouve le souffre) Cynopre pour blasons 2 terres

Vermilion (synthèse) Cinabre (alambic. A broyer 20 ans) Vermillon pour naves en tube uniquement

Madder lake (garance) Laque (Garde-toi de la bourre de soie, prend la gomme) Bois de Brésil pour rose


Sang de dragon (Résine)



Sanguine (Pierre si serrée qu'elle permet de brunir l'or)



Minium



Cinabrese (mêlé à la chaux pour le rose des fresques) Rose (laque rose de Paris)
Brun brown ochre

idem

non-identified


Noir animal black




Pierre tendre
idem


Sarment de vigne brûlé



Cosses d'amandes ou noyaux de pêche



Suie

Blanc white lead idem (A broyer tant et plus) Blanc de plomb Blanc de zinc


Blanc de St-Jean (chaux effluvée pour fresque) Craie broyée pour roches

14 30 12 8

Remarques complémentaires :
*Le smalt est un bleu (cobalt/arséniures nickel) dont l’invention serait attribuée à Christoph Schürer fabriquant de verre de Bohème entre 1540 et 1560. Pourtant Dirk Bouts l’aurait utilisé pour sa « Mise au tombeau » de 1455. Oublié pendant le MA, il serait le bleu mâle de Théophraste opposé au bleu femelle, dérivé du cuivre. (Berthelot : Les Origines de l’Alchimie- Les métaux chez les Egyptiens)
Lapis-lazuli
Peut-être le cyanos autophyès de Scythie distingué par Théophraste. L’Azzurum transmarinim est entré en usage courant au XIVe siècle. Les textes orientaux le signalaient fréquemment au XIIIe siècle. Selon Laurie (The Pigments and Mediums of the old Master), la matière précieuse aurait été utilisée dès le septième siècle pour certains manuscrits byzantins et occidentaux. Les fonds de nombreuses miniatures auraient été dénudés dans le but de faire resservir la matière colorante. L'outremer de synthèse possède la même composition chimique.
Au sujet de la synthèse il est intéressant de noter
le bleu d'Alexandrie du début de l'époque pharaonique et la recette antique du lapis-lazuli synthétisé ainsi que sa zone de diffusion sur ce lien du CNRS: http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doschim/decouv/couleurs/loupe_pigments3.html
Indigo

Les romains s’en servaient pour la peinture et le recevaient directement de l’Inde. Il est cité dans les tarifs de Marseille de 1228. Nommé, en Italie, indigo bagadel, entre-autres dénominations, Jean le Bègue écrit « inde de Bandas, c’est-à-dire- Baguedel. La guède et le pastel furent des succédanés qui entravèrent longtemps le commerce du véritable indigo. J’ai trouvé du pastel en vente dans la région de Toulouse.
Concernant les plantes indigofères on lira avec intérêt l'article suivant de la revue d'histoire de la pharmacie : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pharm_0035-2349_1990_num_78_284_3031
Florée, flourée ou fleurée

L'écume recueillie à la surface de la cuve de guède, de pastel ou d'indigo, était de la matière
colorante à l'état pur.
On dit aussi fleurée pour l'écume légère qui se forme à la surface de la cuve du bleu , lorsqu'elle est
tranquille. Il s'agit  d'un beau bleu qui vient nager à la surface des cuves au pastel et annonce que tout s'y passe convenablement.
Vert de cuivre
« Semence de Vénus » en terminologie alchimique. Ce vert occupait une place importante sur la palette des peintres mais son altérabilité les préoccupait.

Résinate de cuivre

Sel de cuivre dissout dans la térébenthine de Venise. Il permet d'obtenir une saturation profonde en application par glacis.

Terre verte
Pierre de S. Audomar conseillait de mêler du « viride terrenum » au vert de cuivre de couleur médiocre.
Vert d'iris
Le vert d'iris était le principal vert et le plus cher; il fallait piler les feuilles des fleurs d'iris, mettre dans un linge neuf ces fleurs pilées et exprimer le suc que l'on mêlait à de l'alun en poudre : on faisait sécher ce suc en coquilles. (Bulletin des commissions royales d'art et d'archéologie, année 1883) dans lequel est encore précisé :
Avant le XVIe siècle il existait pour ainsi dire une méthode septentrionale et une méthode italienne pour les couleurs. Aussi, quand nous traiterons plus loin des substances employées par les Italiens, trouverons-nous quelques différences de dénominations et mémo de matières employées. Mais l'Allemagne, la France, les Pays-Bas et l'Angleterre avaient une sorte de palette commune dont les matériaux étaient pour la plupart originaires de l'un de ces pays. Le jaune de Naples, seul, très usité en Italie, parait avoir été peu connu ou très rare dans le nord et pourtant au XVIe siècle on employait au delà des Alpes le jaune de Flandre...on a fait de nombreux essais pour le reconstituer et l'on s'est arrêté à l’hypothèse d'un jaune d'antimoine.
Rouges

La confusion des miniums et autres cinabres qui peuvent même porter le nom d’açur chez les auteurs alchimiques est totale. Je ne peut m’empêcher de faire une relation avec le glissement sémantique du sinople héraldique dans l’ancien français qui passa brusquement du rouge au vert sans que l’on n’en connaisse la raison. http://leherautdarmes.chez.com/emaux.html  Une mise au point me semble malavisée dans le cadre de ce blog.
Blanc
Lorque l'industrialisation du blanc de plomb a été interdite pour des raisons de sécurité, il a été remplacé par le blanc de zinc que j'utilise. Ce dernier est plus blanc et a surtout pour inconvénient d'être moins siccatif  avec l'huile.

Bibliographie et ouvrages de référence

Alberti, De Pictura, traduit par J.-L. Schefer, Macula Dedale, Paris 1992
Cennino Cennini, Le Livre de l'Art, mis en lumière avec des notes par le chevalier G. Tambroni et traduit par Victor Mottez.
Daniel V. Thompson, The materials and techniques of medieval painting, Dover Publication, 1956

Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments / Philip Ball
Traité des couleurs / Libero Zuppiroli, Marie-Noëlle Bussac ; avec les photogr. de Christiane Grimm
Sylvie Fayet, Le regard scientifique sur les couleurs à travers quelques encyclopédistes latins du XIIe siècle. Bibliothèque de L'Ecole Des Chartes, Volume 127, Partie 2     http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1992_num_150_1_450643
Pline, Liber XXXV : http://books.google.ch/books?id=oKJhAAAAIAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_slider_thumb#v=onepage&q&f=false
Guy Loumyer, Les traditions technique de la peinture médiévale. Slatkine Reprints, Genève 1998

écu   par Francis Besson, juillet 2010