Molinet 1435-1507. Veuf, il entra dans les ordres et succédà à Georges Chastelain, historiographe de Bourgogne.

Chapitre XXXI, La journée de Moras ou Morat

...Regnier de Lorraine se vint joindre avec les Suisses, afin de despargnier les Bourguignons et lever le siege, qui lors estoit devant Morat, le vendredi vingt-unième de juing, dont le lendemain fut la bataille. Le duc Charles fit faire ses revues par ceulx de son hostel, tant de sa garde comme de son arrière-garde, que conduisoit le comte de Marle; et en ce faisant, fut rapporté au duc, par le guet du jour, que les Allemands et Suisses passoient à lieue et demie près du siège, costoyants un bois et un petit fossé d'eau; et, à ceste cause, le duc fit mener aulx champs partie de son artillerie, pour tirer celle part, et fit illec tenir ordre ainsi que pour combattre. Dont, afin de non estre abusé, et congnoistre clairement la vérité du rapport, lui-mesme en personne alla voir se les ennemis estoient audit lieu; et, en passant un bosquet, il perceut cinq ou six tentes, et environ deulx cents Allemands qui se montroient, puis retourna à ses batailles. Jacques Galliot avoit veu, le jour précédent, leur approchement, et comment ils avoient passé un pont et mis paistre leurs bestes, tirant vers Morat, les quelles avoient amené l'artillerie; et, pour témoignage, il avoit prins et ramena à l'ost du duc une jument chastrée.
    Le duc estoit délibéré de les combattre dès le vendredi, qui estoit chose impossible pour l'approche de la nuict, et aussi pour le travail des gens et des chevaux, qui, trois jours et trois nuits routières, avoient esté sur les champs. L'opinion de ses princes, ducteurs, capitaines, et de toute sa baronnie, estoit qu'il levast son siége et prinsist son logis en plaine, pour mieux et puissamment ordonner de ses batailles; à quoi il n'ajouta foi; car toujours mantenoit que ses ennemis ne s'oseroient trouver en barbe contre lui; et estoit tellement obstiné en son incrédulité, qu'il ne croyoit sinon que cinq ou six mille hommes seulement, se venoient illec monstrer pour lui donner travail et empescher son intention, et donner espérance de secours aux assiégés. Dont, aultre chose ne fut faicte pour ce jour; car chacun retourna à son logis, réservées deux cents lances, qui furent ordonnées pour faire le guet ceste nuict, laquelle fut tant pluvieuse jusque au disner, que possible n'eust esté de batailler. Messire Guillard de Vergy, qui, avec Troylus, avoit faict le guet, signifia au duc, qu'il avoit ouy merveilleux bruict d'ennemis, et croyait véritablement, par ceste affaire, qu'ils marchoient pour venir devers lui et se joindre à lui, ce que croire ne vouloit; car, à très grande requeste des capitaines, s'accorda que trompettes sonassent à cheval, qu'aucunes compagnies y tirassent, et que ceulx de son hostel se tenissent prets pour monter quand il lui plairoit. Advint, le samedi vingt-deuxième de juing, que le jour se mit au bel, et fut le temps tout esclerci.
    Les ennemis se montrèrent estimés environ en nombre de vingt à vingt deulx mille à cheval et à pied, desquels estoit principal conducteur le duc Regnier de Lorraine; un aultre, nommé Jacob, riche neveu de l'évesque de Basle, avoit esté en ses jours paige au duc Charles; depuis, comme l'on  disoit, servit le duc d'Austrice. L'approche des ennemis fut tant soubdaine, que le duc fut constraint de soi armer aux champs où son artillerie estoit arrangée, et trouva que les Suisses s'estoient fortifiés d'une haye, où l'on ne povoit entrer. Toutefois aulcuns archiers des compangies l'avoient approchée de bien prés, mais les hommes d'armes n'y povoient rien faire; et, à ceste cause, le duc délibéra de faire retirer par ordre lesdits archers, lesquels, en démarchant, furent poursuivis des ennemis de si près, qu'ils ne povoient retourner sans recepvoir coup de main --- pourquoi ils donnèrent la fuite; et conséquemment tous les piétons estans illec, qui desjà commençoient eulx mettre en train de bataille, et pareillement les hommes d'armes, cheurent en desroy. Si ne demoura en son entier que l'hostel et la personne de Jacques Galliot, dont aulcuns des siens s'efforcèrent de charger sur les ennemis; mais leur force estoit tant impétueuse, ensemble leur reboutement, que rien ne leur povoit grever.
    Le duc avait ordonné deulx cents lances pour garder son siége; ceuls de la ville, montés sur leurs clochers, voyants ce terrible combat, et que les Bourguignons estoient renversés, sortirent par trois fois de leurs forts, et par trois fois furent reboutés; mais la grosse bataille les approcha, et ils furent constraints de faire comme les aultres, En ceste journée de Morat, dont la perte de gens fut plus grande et domageuse que celle de Granson, demourèrent du parti des Bourguignons, morts sur la place, le comte de Marle, Jacquet du Mat, escuyer d'escuyerie; Grimberghe, Georges de Rosimbois, capitaines des archers; Amille de Moilli, Montagu, Rolin de Bournonville, capitaine de mille piétons, et plusieurs personnages dignes de louange, que ne daignèrent montrer la fuite, jusque à nombre de six à sept mille.
     Ainsi appert que, par non admirer ses ennemis, par non croire conseil des gens expérimentés en la guerre, et par estre trop négligent de pourveoir à ses affaires, grand deshonneur et horrible dommage tresbucha ce jour sur la maison de Bourgoigne,  qui longuement paravant avoit esté de glorieuse renommée. Le duc Charles, nonobstant ce terrible échec, passa parmi l'armée de ses ennemis, et se tira à Morgarte, et de là à Gey, à deulx lieues près de Saint-Claude, très fort confus et desplaisant de sa perte; et le duc René de Lorraine, fort joyeux, loué des siens, et fort honoré, se logea pour la nuict en l'hostel du duc Charles de Bourgoingne, lequel il trouva bien servi de vivres, de bagues, vasselle et ustensiles. Et, pour rétribution du service qu'il avoit faict aux Suisses, iceuls Suisses lui donnérent le parc et les despouilles des Bourguingnons, tels qu'il trouva sur le champ. Le duc de Bourgoingne s'en alla à Saint-Claude et donna commandement au seigneur de la Marche, capitaine de la garde, de prendre madame de Savoye comme prisonnière, et laquelle il trouva à Rochefort, où il feit son debvoir; parquoi le duc Charles n'acquist guères de bon bruict, ne lui suffisant avoir perdu deulx journées à Grandson et à Morat, s'il ne labouroit de soi mettre en adventure de perdre la troisième; car, sitost qu'il fut à Salins, il assembla les estats auxquels il fit remontrance de ses pertes, en demandant nouvelles gens, nouveaux deniers et nouvelle artillerie, en proposant faire deulx mille charriots et deulx mille tentes pour envahir de rechef les Suisses.

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