Publication du Centre européen d'études bourguignonnes no 28 - 1988 (Rencontres de Milan)
WERNER PARAVICINI Université de Kiel

STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT
DE LA COUR BOURGUIGNONNE AU XV. SIÈCLE*
* Une version plus étendue de cet exposé, accompagnée de notes, paraîtra dans les actes du colloque "Der Hof der beginnenden Neuzeit (ca. 1450-1650", organisé par l'Institut Historique Allemand de Londres à Cambridge en décembre 1987. Qu'il me soit permis d'y renvoyer.

Définitions
La cour, quant à sa structure, est l'ensemble des hommes et des femmes qui, à des titres divers, forment l'entourage continuel, périodique ou occasionnel du prince. Son principe est la familiaritas, l'appartenance à la maison qu'il préside en tant que pater familias, et le service personnel du prince en tant qu'individu, ce qui explique la cessation de tout office curial (et même local) à la mort du maître.
Ses limites sont flottantes, mais son noyau est clairement défini: appartient à la cour qui mange le pain du maître et a le droit d'ainsi faire - l'accès aux tables du prince n'est jamais parfaitement contrôlé. La cour consiste aussi en ceux qui, en principe pairs du prince, acceptent d'être nourris par lui, et en la foule de ceux qui, serviteurs de courtisans, attendent les résignations, successions, nominations, ou qui, ambassadeurs, envoyés, messagers, quémandeurs et nobles voyageurs, n'y restent qu'un temps. Si le prince fait envoyer du vin dans la demeure d'un noble étranger, celui-ci est symboliquement reçu dans la maison dans laquelle le prince attribue et distribue la nourriture. L'affluence est le signe d'une cour florissante.
Vue du prince, toute cour a, au moins, cinq fonctions principales:
1. Organiser la vie quotidienne: boire et manger, dormir, soigner la santé,prier et louer Dieu, se divertir; le tout pendant le déplacement presque continuel qui caractérise toujours la vie princière du moyen âge finissant.
2. Garantir la sécurité du prince et contrôler son accès: par la présence de serviteurs, dans la chambre, même pendant la nuit, par la présence d'une garde devant la porte, pendant les déplacements.
3. Impressionner les concurrents par la consommation voyante, le luxe, le gaspillage, par le grand nombre et le superflu.
4. Intégrer les couches dirigeantes, ceux du dedans, mais aussi ceux du dehors, si possible. A la cour devaient se trouver les membres de la famille princière, la haute noblesse, de rang égal ou presque, les évêques et prélats, nobles ou non, la noblesse moyenne et petite, des 
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spécialistes du droit, des finances, de théologie, de médecine, formés ou non par les études et par la pratique. Enfin:
5. Gouverner et administrer, donc assurer la paix par le droit et les armes, organiser la rentrée des revenus domaniaux et des impôts, et en faire la redistribution, défendre son bien, l'accroître peut-être.
Les sources
Pour illustrer, vérifier ou éprouver ces données quant à l'exemple bourguignon, nous disposons de sources variées, mais point globales. La série inégalée des ordonnances de l'hôtel, secondée par les états journaliers, conservés à raison de 5070 environ, met à la disposition du chercheur l'état changeant du personnel aulique, aisément quantifiable, réparti d'après les différents offices. Mais ce matériel, si important qu'il soit, ne trahit presque rien des rapports de force existant à l'intérieur et à l'extérieur de ce monde clos, ne permet pas de saisir les tendances profondes.
En général, il est étranger aux gestes et cérémonies: les ordonnances de l'hôtel énumèrent les ayants-droit aux gages et livraisons, mais ils taisent ce que fait tout ce monde.
Trois documents capitaux remédient à cette lacune: les mémoires d'Aliénor de Poitiers, dame d'honneur de la duchesse Isabelle de Portugal, qui ne consistent qu'en mentions de préséances et cérémonies; l'État de l'hôtel du duc Charles le Téméraire, écrit en 1473 par le maître d'hôtel et capitaine de la garde Olivier de la Marche; et les ordonnances générale et particulières de l'hôtel du Téméraire, datées du 1er janvier 1469 (n. st.) et encore inédites comme la très grande partie de ces textes. A part ces sources capitales, mais normatives, il faut glaner partout réalités et tendances, dans les chroniques, les récits des voyageurs, les correspondances. Sans prétendre épuiser le sujet - loin de là - mettons-nous donc à l'œuvre.
1. Organiser la vie quotidienne
C'est la fonction fondamentale, indispensable, mais vue d'en haut de l'échelle sociale, négligeable. Jamais un chambellan ne fera le lit de son maître, c'est l'affaire du valet de chambre ou plutôt du subordonné de celui-ci: la tendance est à séparer de plus en plus nettement l'office, de plus en plus honorifique, de la fonction effective, de plus en plus "mécanique". Olivier de la Marche note que le grand maître d'hôtel et les chefs des quatre offices ne servent qu'aux quatre nataulx de l'an et quant le prince tient estat solennel. Les principaux offices de la cour se divisent en une partie noble et une partie non-noble: chambellans et valets de chambre; pannetiers, échansons, écuyers tranchants, écuyer d'écurie d'une part, sommeliers, aides, etc. d'autre part. Même la cuisine n'est pas présidée par l s queux, mais par des écuyers de cuisine.
II existe, cependant, une forte tendance inverse, limitée au contact direct avec le prince: en la chambre du prince le plus grant pensionaire ou le [premier] chambellan doit servir à mettre le cœuvre chief de nuit; et le plus grant honneur si est de servir le prince ès choses plus secretes. L'intimité du prince est signe de position sociale et, de même que pour les gens sans
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qualité, moyen d'influence, lieu d'un pouvoir informel, envié, précaire: Jean Coustain, Guillaume Bisches, Jean le Tourneur en fournissent l'exemple. II semble que la valorisation de toute position curiale ait fait des progrès sous Philippe le Bon et surtout sous Charles le Téméraire, ait rapproché l'office et la fonction, la personne du prince s'imprégnant du sacré de sorte que l'on ne l'approchait qu'à genoux, baisant de révérence tout ce qu'il touchait.
Donne de l'éclat à la vie princière tout ce qui dépasse les nécessités de l'existence humaine: non seulement exister, mais vivre noblement. Donc se divertir, par des jeux, par la lecture, le soir, la journée étant terminée; aux sports du jeu de paume, de la chasse, du tournoi; par des fêtes grandioses, religieuses et profanes, funèbres et joyeuses. II y a même le divertissement institutionnalisé: quant à la personne par le fou, les fous ayant titre d'office (car la cour de Bourgogne en a plusieurs); quant au lieu par le parc et la ménagerie, à Bruxelles, Hesdin, Gand, au Quesnoy en Hainaut, Hesdin en Artois (étudié par Mme Anne van Buren) étant le type même de la résidence d'été.
2. Garantir la sécurité du prince
La sécurité du prince était d'abord l'une des tâches de ses chambellans. Ainsi quand, le 29 octobre 1468, les 600 Franchimontois firent leur héroÏque tentative nocturne devant Liège et faillirent tuer Charles le Téméraire et Louis XI, Commynes, alors chambellan, était près de son maître:
J'estoie couché en la chambre dudict duc de Bourgongne, qui estoit bien petite, et deux gentilz hommes qui estoient de sa chambre; et au dessus y avait douze archiers seulement, qui faisoient le guet et estoient en habillement et jouoient aux déz. Son grant guet estoit loing de luy et vers la porte de la ville.
Au temps du duc Philippe le Bon, la garde du duc de Bourgogne, en temps de paix, ne comprenait que 24 archers, quoi qu'en disent des visiteurs étrangers. Son fils, fort préoccupé de sa sécurité, fit sensiblement augmenter ce nombre: 42 en 1469, 64 en 1475, 102 fin 1475. La garde proprement dite naquit en 1474: 126 gentilshommes, autant d'archers et 14 coustilliers. La même année commença la garde anglaise: douze escadrons de 60 archers, commandés par des capitaines lourdement armés. C'est, sauf erreur, la plus forte garde que connût une cour européenne en ce temps.
Ainsi prit naissance la maison militaire à la cour de Bourgogne, réalité encore dans un autre sens. En 1433 déjà, Philippe le Bon avait décrété dans une ordonnance de son hôtel que chaque membre de celui-ci serait tenu de fournir un certain nombre de serviteurs et hommes de trait armés, correspondant au nombre de ses chevaux. Cette militarisation fit des progrès inouïs sous Charles le Téméraire jusqu'à donner à son hôtel une double structure, à la fois civile et militaire, s'appliquant aux mêmes personnages. En même temps il augmenta le nombre du personnel noble étant autour de lui la nuit. Désormais il y eut 16 écuyers de la chambre, bien nommés: ilz couchent près de sa chambre, par une maniere de seureté de sa personne, dit Olivier de la Marche.
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3. Impressionner les concurrents
Au cours des entrées, mariages, tournois, banquets, chapitres de la Toison d'Or, la cour bourguignonne ne fait que cela. Les ambassadeurs étrangers y prêtent grande attention. Assistant au chapitre de 1461, celui du duc de Milan s'aperçoit que le duc Philippe en fait une démonstration de religione, sublimita, apparati. Ils notent et taxent la valeur de la vaisselle d'or et d'argent exposée, de la robe, des joyaux que porte le prince. Et force leur est d'avouer que leur maître à eux ne pourrait se permettre un tel luxe. Ainsi l'envoyé milanais Panigarola. Il fait savoir à son maître que le siège du duc de Bourgogne ressemble assez à sa cathedra, sauf qu'elle n'est pas en bois, mais en or massif - en quoi il se trompe, fort probablement.
Un moyen classique d'impressionner était de faire visiter le trésor. Le patricien nurembergeois Gabriel Tetzel, accompagnant le baron tchèque Leo de Rozmital dans son voyage d'Europe, vit ainsi en 1466 le trésor du duc Philippe à Bruxelles. Marchand qu'il est, il note la valeur des pièces principales et conclut que ce trésor était de loin plus important que celui des Vénitiens - en tant que Nurembergeois, il savait certainement ce qu'il disait. Parfois, le trésor en tant que tel fut employé à des fins politiques. Pour prouver sa solvabilité aux Utrechtois rechignants, Philippe le Bon fit non seulement venir de la vaisselle et des tapisseries, mais aussi deux caisses pleines de pièces d'or que chacun des visiteurs put tâcher de soulever.
Ce qui émut encore davantage les étrangers, c'est tout simplement la quantité de gens vivant à la cour, aux frais du duc. Grâce aux ordonnances de l'hôtel, nous connaissons exactement les ayants-droit aux gages de l'hôtel ducal (234 titulaires en 1426, 1030 en 1474), et grâce aux états journaliers le nombre de ceux qui, à un moment donné, étaient effectivement présents à cette cour: 308 personnes le Il novembre 1450, par exemple, ou 590 plus 294 hommes de la garde en 1475. Mais il faut accroître ce nombre: des serviteurs des serviteurs, des autres cours vivant aux dépens du duc et sous son toit, et de tout un monde servant sans gages, en replaçant, en guettant l'occasion. Pera Tafur, le noble voyageur castillan qui vit la cour de Bruxelles dans les années trente, est ravi de tout ce monde et en donne une description assez exacte. Il dit de la cour de Bourgogne que son "traffic" est le plus grand qu'il ait jamais rencontré. Car "vivaient dans la demeure ducale le comte de Saint-Pol, un grand seigneur, avec sa femme et toute sa suite, le comte d'Etampes avec sa suite, la princesse de Navarre, sa nièce, aves sa maison à part; de même son frère le duc de Clèves et les seigneurs de Charny et de Créquy, tous avec leurs épouses, et beaucoup d'autres gentilshommes .de qualité. Autour de la duchesse il y aurait constamment 200 dames d'honneur" (ce qui est une grosse exagération, le chiffre est à diviser par dix au moins). "Tout ce monde dort et prend ses repas à l'intérieur de la demeure ducale, et avec eux les gentilshommes non mariés, ceux-là cependant sans leurs serviteurs. Et le duc les entretient à ses dépens tout comme il fait pour lui-même". Puis, Pera Tafur compare avec la cour de Milan qu'il avait vue peu avant: "Il me semblait
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s'y passer le contraire de ce que faisait le duc de Milan: celui-ci tient autant d'hommes qu'il peut aux champs et rien près de lui; celui-là, tout à proximité et rien aux champs - mais il n'en avait pas besoin, car il tenait bonne paix", expliqua judicieusement notre rapporteur. Même admiration du grand nombre des gens présents chez un des écuyers de Leo de Rozmital: aucun autre roi (!) de la chrétienté ne tient une cour aussi splendide 
à condition qu'il ait vraiment vu du quotidien, ajoute-t-il, et non pas un apparat extraordinaire de fête. Quand on distribue les cierges aux membres de l'hôtel du Téméraire pour la procession de la Chandeleur, alors on ne compte pas par centaines, écrit fièrement Olivier de la Marche, mais par milliers. "Je n'ai jamais entendu parler de quelque chose de pareil, sauf la cour du roi Arthur", s'émerveille l'Anglais John Paston.
4. Intégrer les couches dirigeantes
Le prince détenant un pouvoir de plus en plus grand, la cour devenant le grand centre de distribution de l'impôt, il nous semble évident, à nous, hommes et femmes du XXe siècle, qu'une intégration des diverses couches dirigeantes devrait être la conséquence, bien équilibrée entre les groupes sociaux et les régions géographiques, d'autant plus que l'État bourguignon se développait rapidement et que, relevant soit de la France, soit de l'Empire, l'identité de cet ensemble était encore à créer.
Attirer, retenir, intégrer les parents, la haute noblesse internationale. Intéresser les élites régionales nobles, mais aussi les prélats et les praticiens des villes flamandes, brabançonnes, hollandaises, et le savoir montant des clercs: telle devait être, selon nous, la tâche.
En effet, la cour a, en un demi-siècle, doublé, triplé, quadruplé sa surface sociale. Elle a introduit assez tôt et a systématisé le service par terme. Si le nombre des courtisans ne cesse de croître, c'est surtout grâce à ce système ingénieux du service à temps partiel: par quartier, par quatre mois, par demi-an. Ainsi Philippe le Bon, en 1426/1427, a 9 (12) chambellans toujours payés quant ils sont à la cour, et 24 chambellans à tour de trois mois, en tout 36 personnes, dont 9 certainement présentes à la fois. En 1474, Charles le Téméraire en est arrivé à 44 pensionnaires payés s'ils sont présents, y compris le premier chambellan; 20 chambellans à demi-an, 30 à quatre mois et 40 à trois mois. En tout 175 personnes, dont 40 toujours présents d'office.
Ce partage se retrouve dans les quatre offices nobles et même dans les offices non-nobles, bien qu'à une échelle moindre. Il n'est pas d'invention bourguignonne, puisqu'il est déjà mentionné dans l'ordonnance de l'hôtel de Charles VI, roi de France, en 1387, mais apparemment la maison de Bourgogne, d'abord simple copie de la maison royale, l'a particulièrement développé, devançant ainsi le modèle royal qui ne rattrapera ce retard qu'à la fin du siècle.
Ce système avait non seulement l'avantage de toucher un nombre plus grand de gens. Il établissait un lien entre le pays et la cour, d'autant plus que les nobles exerçaient également des charges administratives dans les provinces et les régions.
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Il est évident que les parents du prince et la très haute noblesse ne se pliaient pas encore à ce système, n'entraient pas dans le cadre de la maison proprement dite. C'est pourquoi il y avait non seulement une différenciation à l'intérieur de la chambre, mais un régime particulier pour les très haut placés en dessous des princes et de leurs enfants. C'est Charles le Téméraire qui, le premier, créa la charge du pensionnaire ou chambellan pensionnaire pour ce genre de personnage. Les pensionnaires avaient en effet droit à une pension fixe, mais payée seulement au prorata de leur présence à la cour.
Ainsi le cadre était posé, et il exerçait des pressions. Ceci est sensible surtout sous le Téméraire qui ne rêvait qu' "ordre et règle" et qui entendait contrôler lui-même sur rapport l'assiduité des membres de son hôtel.
Le cas le plus net est celui de l'audience publique pour recevoir les requêtes des particuliers que le duc instaura en 1468, deux années après le jeune duc de Milan, peut-être en imitant son exemple (cf. l'exposé de M. Lubkin, dans ce volume). Il nous en reste des descriptions fort vivantes. Lesdits seigneurs du sang, pensionnaires et chambellans et gentilzhommes des quatre estas et aussi les gentilz hommes de la garde ayans le plat pour le jour, donc toute la noblesse de l'hôtel, était astreinte d'assister à ce rituel, sous peine de perdre deux jours de gages. N'y oseroit homme nul faillir, note Olivier de la Marche, qui décrit d'ailleurs exactement l'emplacement d'un chacun. Et le duc appoincte les requestes à son plaisir, et selon que le cas le requiert, et toutes les despeches avant qu'il part de la place. Et pendant ce temps chascun se taist et tient ordre. Chastellain, l'historiographe officiel, se fait l'écho de l'ennui que causait cette corvée à ces hommes, seigneurs eux aussi: Là se tint deux, trois heures, selon la multitude des requestes, souvent toutesfois à grand tannance (fatigue) des assis, mais souffrir en convenoit. D'abord, Charles le Téméraire tint cette audience trois fois par semaine, puis deux fois enfin, en 1474, une seule fois, le vendredi: la résistance intérieure a dû être trop grande, ainsi que le poids du travail quotidien.
Il est évident que les ducs ont fait un grand effort pour intégrer la noblesse; si les effectifs de l'hôtel augmentent, c'est surtout en sa faveur. Il serait intéressant d'en savoir davantage sur d'éventuelles tentatives en direction d'autres groupes dirigeants. Le clergé? Les grandes familles des villes? Rien de comparable, ni qualitativement, ni quantitativement. Le pouvoir est toujours l'affaire des nobles.
Mais cette image de la lourde prépondérance de la noblesse change singulièrement quand on regarde les listes des dons que versaient les intéressés pour faire passer une affaire à la cour, ou s'acheter des bonnes volontés pour d'éventuels besoins. Ainsi voit-on la ville de Lille "graisser la patte" du Grand Bâtard de Bourgogne en 1468 par 420 L., mais aussi celle du chancelier Pierre de Goux par 100' L. plus un drap pour sa femme valant 150 L., 84 L. au premier secrétaire Jean Gros et 42 L. à Jean le Tourneur, sommelier de corps du Téméraire - tous des gens de roture. Les mêmes hommes n'étaient pas importants pour les villes et, par exemple, pour le duc de Milan. La liste des personnages à la cour de Bourgogne auxquels la chancellerie jugeait nécessaire d'attribuer un chiffre, employé dans les
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dépêches des envoyés ducaux, ne comprend que deux roturiers, dont le chancelier, à côté de douze noms de princes et de grands nobles. Pour savoir qui était important pour qui, il faudrait regarder de plus près le monde de la chapelle ducale, de l'aumônerie, des maîtres des requêtes, des secrétaires, avant de donner une réponse définitive.
Même situation pour ce qui est de l'enracinement géographique. Quant aux nobles et quant à la cour de Philippe le Bon, la réponse peut être donnée: les Bourguignons de Bourgogne tiennent le haut du pavé, plus de la moitié des postes en 1426/1427, toujours presque 40<Vo en 1458, après toute l'expansion que l'État bourguignon a connue. Puis les Picards, à raison de près d'un quart des places pendant tout ce temps. Aucun autre groupe régional ne réussissait à percer la phalange de ces gens en place - sauf
un: les Brabançons, à qui Philippe le Bon, apparemment en contrepartie de leur décision d'accepter sa succession au duché en 1430, accorde un quart des places nobles augmentées pour cette occasion. Les autres provinces et des étrangers se partageaient le peu qui restait.
Mais il faut aller à l'intérieur de la noblesse, voir les solidarités verticales pour bien comprendre les mécanismes de la cour. Tel maître des requêtes, tel secrétaire, tel huissier d'armes est client de tel chambellan ou maître d'hôtel. Tout peut se présenter sous un jour différent vu de cet angle-là. Les travaux font encore défaut. Pourtant la rivalité entre le clan des Croy et celui des Rolin est bien connue. Elle permettrait l'étude non d'une fonction, mais d'une dysfonction de la cour. Au moins commençons-nous à apercevoir les relations de protection qui existaient entre certaines villes et certains nobles haut placés à la cour: Saint -Orner et le seigneur de Croy, puis le Grand Bâtard; Lille et Baudouin d'Oignies, puis les de Lannoy; Arras et le Seigneur de Contay. Les études pionnières d'Alain Derville exploitant les comptes et registres aux délibérations municipaux seraient à poursuivre.
La discipline des mœurs, générale, devient exigence affichée. Séparer, hiérarchiser: aux différents rangs de la noblesse sont assignés des locaux différents, mis en perspective; l'accès au prince, dont on distingue désormais la personne publique et la personne privée, est réservé au rang le plus élevé. Le gentilhomme est traité comme de la valetaille (1469):
Lesditz chambellans et gentilz hommes vendront chascun jour devers mondit seigneur apres leur disgner en la salle ou chambre ou il disgnera, chascun soubz et avec le chief de son terme, et il/ec se contendront honnestement sans faire nois ou bruit desordonné. Et au cas que auchun bruit si esleveront, mondit seigneur veult et ordonne que au cry et parolle de huissier de salle sil/ence soit prestement faicte.
En contrepartie de cette discipline érigée en principe d'État, voici des avantages: matériels, honorifiques, expectatives. Matériels: gages et pensions, des dons que les ducs s'efforcent de réglementer d'après le rang du personnage, assiégés de l'importunité des requérants qu'ils sont, les "bonnes manières". Honorifiques: lajamiliaritas du prince, accordée aussi en pur titre, attachée aux offices de la cour, distingue; l'appartenance à l'ordre chevaleresque de la maison encore davantage: les observateurs étrangers ne manquent pas de faire une différence entre les gentilshommes simples
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et ceux de la Toison. Expectatives: un beau mariage, des relations, pour les pages une formation et l'avancement promis, prévu dans les ordonnances mêmes.
5. Gouverner et administrer le pays
La cour est et reste le lieu de la décision politique. Progressivement le d c de Bourgogne s'est dessaisi des fonctions demandant un travail continu de spécialiste: d'abord le contrôle des finances, puis l'administration de la justice courante - mais il reste la source de tout droit, de toute faveur surtout, qu'aucune "parole de prince" ne peut efficacement restreindre. Charles le Téméraire se remet à compter lui-même ses deniers au grand étonnement de tous, à distribuer lui-même la justice dans son audience. Si les Chambres des comptes, le Grand conseil puis le Parlement de Malines sortent de l'orbite de l'hôtel, le centre de la décision, le conseil ordinaire, aulique, y reste, continue à faire partie des ordonnances de l'hôtel dans lesquelles on l'aperçoit pour la première fois en 1433. Des treize membres, trois seulement ne sont pas nobles, dont le chef, le futur évêque de Tournai. Font partie de la maison également les secrétaires ducaux et les maîtres des requêtes, les hommes de loi et d'écriture par excellence. Mais si l'on cherche une tendance profonde, ce sera certainement la naissance des institutions administratives en dehors de la cour qui, elle, ne se réserve que la part du lion: le gouvernement.

***Pour en conclure: la cour de Bourgogne se présente comme un ensemble correspondant bien au modèle général de l'exercice du pouvoir patrimonial présenté par Max Weber. Sa structure se retrouvera à peu près partout dans l'Europe ancienne, sauf qu'elle était plus "noble" que les autres, plus avancée dans la voie du partage, du règlement et du contrôle, largement ouverte par Charles le Téméraire dans une rigueur toute nouvelle. Surtout, elle était plus riche, plus nombreuse que les autres. Une cour de parvenus barbares? Ce cliché me paraît d'une simplicité plate. Au fond, elle est mal connue. Elle pourrait l'être davantage par l'étude globale et méthodique du personnel la composant, par l'analyse de décisions bien documentées prises en son sein, par des recherches sur les résidences ducales et par la mise en série de sa culture festive, si célèbre et si mal étudiée.
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