PUBLICATION DU CENTRE EUROPEEN D'ETUDES BURGONDO-MEDIANES N° 23-1983
Rencontres de Mons 24 au 26 septembre 1982
LA ROUTE BERNE-GENÈVE ET LES GUERRES DE BOURGOGNE
par Louis-Edouard Roulet,
professeur à l'Université de Neuchâtel
A l'origine, ma communication devait comprendre deux volets: l'étude de l'importance
du tracé Berne-Gen ve pour et pendant les guerres de Bourgogne, et parallèlement celui
de la route Berne-Bâle au cours de la même période. L'analyse conjointe s'appuie sur
des données analogues, de nature stratégique, politique et économique. D'une part la
zone territoriale des expéditions militaires dans le pays de Vaud, d'autre part celle des
campagnes d'Alsace; ici l'alliance confédérale avec Fribourg, là celle avec Soleure; d'un
côté la circulation et le trafic en direction du sud-ouest, de l'autre vers le nord. Donc une
approche à la fois comparative et complémentaire dont la nature me paraît justifiable. Si
j'y ai renoncé, c'est pour des raisons de temps. Celui dont je dispose m'oblige à me
limiter à la présentation des résultats concernant l'axe routier Berne-Genève.
Comme on le sait depuis longtemps, le réseau routier a été déterminant dans la
naissance et le développement de la Confédération helvétique. Celle-ci s'est constituée,
en phases successives, par la jonction de deux conglomérats distincts qui sont à eux
seuls des Confédérations partielles, dans la mesure où elles s'assemblent pour former
un tout, autonomes dès l'instant où elles se définissent en fonction de données initiales
spécifiques. Il y a d'abord - et c'est la plus ancienne -la Confédération du Gothard qui
comprend les trois cantons primitifs. Elle s'étendra à Lucerne, annexera Glaris et Zoug,
se soudera à Zurich, donc progressera en direction du nord jusqu'au Rhin, tandis que
vers le sud elle longera les vallées tessinoises jusqu'aux portes de Milan (1). Cette Con-
fédération du Gothard, si évidemment développée le long d'un axe franchissant
l'obstacle naturel des Alpes, je serais tenté de l'appeler milanaise, non point qu'elle ait
jamais dépendu de cette ville - politiquement s'entend - mais parce que je demeure
convaincu que la présence de la grande cité lombarde a rendu possible la mutation, à
sa manière exceptionnelle, d'institutions à l'origine à la fois administratives t éco-
nomiques en institutions de poids politique (2). Je m'explique. Il y a, à l'origine de la
Suisse primitive, des raisons multiples, mais dont trois me
(1) Handbuch der Schweizergeschichte, vol l, Zurich, 1972, et dans ce volume plus
particulièrement Peyer, H.C., « Die Eidgenossenschaft der Waldstiitte », p. 174. Voir
aussi Buettner, H., « Zur politischen Erfassung der lnnerschweiz im Hochmittelalter », in
Deutsches Archiv für Geschichte des Mittelalters, 6, 1943. Egalement, Klaui, P.,
Genossame, Gemeinde und Mark in der lnnerschweiz mit besonderer Berücksichtigung
des Landes Uri, Vorträge und Forschungen, hrsg. von Th. Mayer, Lindau, 1964.
(2) Roulet, L.E., « Mi/an et la naissance de la Confédération primitive », in Publication
du Centre européen d'Etudes burgondo-médianes. N° 20. Bâle. 1970
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paraissent s'imposer vraiment. D'abord l'existence des coopératives de gestion de biens
communautaires, ensuite l'octroi du privilège d'immédiateté d'empire, enfin l'importance
croissante du Gothard pour et par le marché milanais. Car l'existence à elle seule de
coopératives de gestion de biens communautaires suffit d'autant moins à expliquer la
naissance d'un Etat qu'il s'agit d'un phénomène alpestre qu'à l'époque on rencontre en
Savoie, dans le Dauphiné, dans le Tyrol et en Carinthie, où nulle part il n'a abouti à
l'indépendance, voire à la souveraineté.
A cette Confédération du Gothard, plaquée en quelque sorte sur la traversée du
massif alpin, viendra s'adjoindre la Confédération du plateau. S'étendant des Alpes au
Jura et du Rhin au Léman, on peut l'appeler bourguignonne dans la mesure où elle
recouvrira les territoires de l'ancienne Petite Bourgogne, en allemand Klein- ou
Landburgund. Ici, l'axe de développement se situe conformément aux données du relief,
à savoir du nord-est au sud-ouest. Ici, la création étatique est le fruit non point d'une
alliance perpétuelle entre communautés à Landsgemeinde, du type de la démocratie
médiévale, mais bien d'une volonté émancipatrice et dominatrice de la ville de Berne, et
ceci à l'image de processus analogues que l'on rencontre surtout dans l'ancienne
Lotharingie (3).
Même si, en définitive, tous les cantons ont fini par prendre part aux guerres de
Bourgogne, c'est d'abord la Confédération bernoise, donc Berne, la ville, l'Etat, et ses
alliés de Fribourg, de Soleure, de La Neuveville, de Bienne, et même de Neuchâtel, qui
ont été étroitement concernés par le conflit. Militairement bien sûr, comme
politiquement. Mais aussi économiquement. Et c'est précisément sur ce plan que
j'espère apporter quelques lumières nouvelles.
Il y a dans la vision de la participation confédérée aux guerres de Bourgogne
quelques clichés qui, à force d'être repassés ou répétés, ont sérieusement marqué
l'historiographie, et ceci en dépit de la parution d'études récentes de nature ou d'esprit
beaucoup plus nuancées (4). On connaît ces clichés. Louis XI, ayant à Saint-Jacques
sur la Birse, en 1444, découvert la force de frappe de l'infanterie suisse, a décidé de
l'utiliser pour abattre la puissance du Téméraire. Il a habilement entraîné les confédérés
dans une vaste coalition anti-bourguignonne ; puis fort de ce succès diplomatique, par la
conclusion de l'armistice de Souleuvres, a réussi à pousser le grand duc d'Occident à
prendre l'offensive, offensive dont on connaît les épisodes dramatiques, à Grandson, à
Morat surtout, ou, à en croire Commynes, et surtout Panigarola, Charles contrairement à
sa réputation, s'est révélé absolument incapable de maîtriser les événements. Bien plus,
non satisfait d'avoir en quelque sorte gagné la guerre sans coup férir, Louis XI a
également réussi à gagner la paix. Attisant astucieusement les rivalités entre cantons, il
a
(3) Feller, R., Geschichte Berns, vol. l, Berne, 1946.
(4) Colloque international du 5' centenaire de la bataille de Morat, Actes du colloque,
Morat, 1976.
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privé ces derniers des justes fruits de leurs efforts, le pays de Vaud pour Berne, la
Comté pour Berne et les autres.
Cette vision d'ensemble des événements, de leurs causes et de leurs conséquences,
mérite de sérieuses retouches. D'abord concernant les rapports entre Louis XI et les
cantons. Comme je crois l'avoir démontré dans une communication présentée il y a
quelques années aux membres de notre Centre, communication intitulée « Neuchâtel et
la paix de Bourgogne », les entretiens d'un mois, qui se situent en fin de 1475, entre
Bourguignons et cantons, dans ma ville natale, prouvent de manière irréfutable que les
Confédérés étaient parfaitement informés du contenu de l'armistice de Souleuvres (5).
Autre jugement qu'il convient de réviser, celui que l'on porte sur la prétendue déficience
du Hardi au cours de la bataille de Morat. J'y reviendrai tout à l'heure. Enfin, il faut revoir
de très près la politique suivie par les cantons, immédiatement après leur victoire
militaire.
Il faut surtout introduire dans le débat deux données longtemps ignorées et dont.
l'importance a été sous-estimée. La 'première concerne la nature de la force de frappe
confédérée, la seconde l'analyse exacte des rapports entre Berne et la Savoie.
Côté suisse, l'armée qui va affronter l'adversaire offre, pour ce qui est des formes de
recrutement, des modèles à la fois complémentaires et différents. Composée de
contingents cantonaux, elle continue, mais pour le plus petit nombre seulement, à
s'édifier dans le cadre des institutions féodales, pour le plus petit nombre encore, dans
l'apparition. de corps de volontaires qui annoncent le mercenariat. Entre les deux, et
formant la plus grande masse, les milices bourgeoises ou communales, levées par les
magistrats (6). Cette composition n'est pas spécifique, voire unique, et Philippe
Contamine a démontré qu'on la retrouve à l'époque dans plusieurs pays européens (7).
Ce qui doit être retenu', en revanche, c'est pour la Confédération de ce temps, surtout
dans les cantons urbains, une volonté de résistance régionale ou rurale contre l'emprise
grandissante du chef-lieu. Or ici, cette velléité de résistance s'incarne dans une
robustesse militaire' exceptionnelle dont Morat n'est qu'un illustre exemple parmi
d'autres. Que pour les autorités, beaucoup moins solidement en place qu'on ne
l'imagine habituellement, le danger d'une épreuve de force avec les sujets ait incité à
canaliser cette redoutable infanterie vers un adversaire extérieur, c'est une hypothèse
plus que vraisemblable. D'ailleurs, il est malaisé, au cours de certaines expéditions, de
distinguer ce qui revient à l'opération préparée et contrôlée, et au corps franc, à la
campagne sauvage. Toute la période des guerres de Bourgogne est traversée par cette
lancinante question posée aux magistrats : sera-t-il possible de maîtriser cette
formidable force de frappe,
(5) Roulet, L.E., « Neuchâtel et la paix de Bourgogne », in Publication du Centre
européen d'Etudes burgondo-médianes, N° 17, 1976.
(6) Schaufelberger, W., Der alte Schweizer und sein Krieg. Studien zur Kriegsführung
vornehmlich im 15. Jahrhundert, Zurich, 1966.
(1) Contamine, Ph., La guerre au Moyen Age, Paris, 1980.
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pour qu'elle ne soit contraire ni aux gouvernants, ni à l'Etat,. mais qu'elle soit mise au
bénéfice des uns comme de l'autre (8). Partie excessivement serrée et particulièrement
délicate dont on ne percevra sans doute jamais toutes les péripéties. Une précision
simplement qui permet de comprendre l'ampleur du problème pour celui qui sait
combien, dans la mobilisation des contingents, à d'autres occasions de notre histoire, la
lenteur est de règle. Pendant les guerres de Bourgogne, c'est le contraire, du moins
presque toujours. Le 25 octobre 1474, le défi est lancé au Téméraire. Quatre jours plus
tard, trois mille hommes partent pour Héricourt. En avril 1475, l'expédition de Pontarlier
et l'occupation du pays de Vaud sont des entreprises sauvages, plus ou moins reprises
en main après coup. Quant à la seconde campagne, la concordance des dates est
frappante. Le 14 octobre 1475, Berne et Fribourg déclarent la guerre à Jacques de
Romont, et le même jour les troupes se mettent en marche. L'évidence s'impose.
Plusieurs épisodes des guerres de Bourgogne ne sont pas l'apanage des autorités mais
bien, soit le résultat d'une redoutable exubérance des sujets, soit le fruit d'un compromis
entre ceux-ci et celles-là. En d'autres termes, les événements surgis ne sont pas
exclusivement l'expression d'une volonté gouvernementale.
L'autre donnée, à. mon avis essentielle et trop oubliée, concerne l'importance qu'il
convient d'accorder aux relations entre la Savoie et Berne. Lorsqu'on évoque la part
prise par la Confédération aux guerres de Bourgogne, on demeure en quelque sorte
fasciné par l'affrontement entre Charles et les cantons. C'est sans doute l'aspect le plus
spectaculaire, le plus dramatique, en tout cas le plus sonore. Il n'est pas certain que ce
soit, côté suisse s'entend, le plus marquant. On se gardera d'oublier - je l'ai dit déjà -
que dans cette aventure, les cantons ont été entraînés par Berne, et que la ville de l'Aar,
au fond, n'est entrée dans le conflit qu'à la suite de sa rupture avec la duchesse
Yolande. Rupture brutale, mais temporaire, soulignée mais insolite, en tout cas contraire
à une politique de bon voisinage et d'excellents rapports, maintenus pendant des
dizaines d'années précédant et suivant la bataille de Morat. Voyons les faits: en 1454,
lorsque le dauphin Louis était parti en guerre contre la Savoie, Berne avait envoyé trois
mille hommes au duc. C'est encore Berne qui prend, neuf ans plus tard, la défense de
Genève et de la Savoie quand le roi de France, par la création des grandes foires de
Lyon, tente de porter préjudice à la cité du bout du lac. En 1467, renouvellement de
l'alliance et en 1471, la paix de Chambéry, qui règle un grave différend surgi au sein de
la dynastie régnante, apparaît encore comme le fruit d'une intervention bernoise. Ce
n'est pas tout; en 1473, Yolande renouvelle son traité d'assistance avec la cité de l'Aar
et lorsque Jacques de Romont, au printemps 1474, prend la route de Dijon, il place le
pays de Vaud sous la protection de Berne. Ce n'est qu'entre janvier 1475 et juin 1476,
c'est-à-dire pendant dix-huit mois que les relations apparaissent franchement
mauvaises; la raison en est
(8) Roulet, L.E.; « Formation de fa Confédération », in Actes du colloque, Morat, 1976.
Cf. note 4.
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simple: contrainte par le Hardi, Yolande est entrée dans la ligue dite de Moncalieri, donc
forme alliance politique, militaire et économique avec la Bourgogne et le Milanais. Mais
deux mois après Morat - un record de célérité -la paix de Fribourg, non seulement rend
le pays de Vaud à la Savoie mais inaugure un nouveau rapprochement puisqu'une
année plus tard - nouvelle prouesse - l'alliance entre Yolande et les Bernois est remise
en honneur et en vigueur. D'ailleurs, même pendant les dix huit mois dramatiques - c'est
un paradoxe qui n'est pas dû au hasard - jamais entre la Savoie et les cantons l'état de
guerre n'est officiellement déclaré.
L'analyse critique du déroulement de la bataille de Morat entraîne des conclusions
apparemment surprenantes, mais qui en réalité vont dans le même sens. Tout dans le
déroulement de cette rencontre semble prouver qu'entre les Confédérés, d'une part, et
Jacques de Romont, de l'autre, à la tête de ses 6.000 Savoisiens ou Savoyards,
vraisemblablement à la suite d'une entente secrète de dernière heure, ou par
consentement tacite réciproque, on ait voulu pour le moins se ménager. La direction de
l'assaut suisse, qui oblige à franchir un terrain découvert de plus d'un kilomètre sous le
feu adverse, la décision de s'attaquer de front à la haie verte, la seule ligne fortifiée du
camp adverse, alors que la forêt aurait masqué et protégé la progression presque
jusqu'aux portes de Morat -- mais alors on se serait heurté aux Savoyards placés au
nord de la cité assiégée -, le fait aussi qu'après la bataille on ait laissé Romont et son
armée s'échapper tranquillement, autant de réalités irréfutables qui me paraissent en
dire long sur la volonté politique de préparer à Morat, dans les relations avec la Savoie,
l'après-Morat. C'est d'autant plus frappant que Romont lui aussi adopte une attitude
semblable. Il n'esquisse aucun mouvement pour menacer le flanc droit des Confédérés
et ce qui est plus significatif, n'appuie point la tentative désespérée d'un contre-assaut
du vieux chef lombard Troylo, placé immédiatement devant lui. .
Nous voici plongés au cœur du problème. Alors que des expéditions confédérées
meurtrières ravagent le pays de Vaud, la Berne officielle pratique une politique
d'apaisement. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il s'explique par la difficulté de maîtriser
une force de frappe d'essence au fond populaire, d'une part, par le souci d'autre part, de
rétablir avec la duchesse Yolande les relations de bon voisinage d'antan.
Pourquoi cette volonté de renouer avec la Savoie? Non point -- comme on l'a affirmé
trop souvent, tombant dans le piège de l'histoire prospective, pour poser les jalons de la
future conquête du pays de Vaud, qui ne se fera que deux générations plus tard, et
dans des circonstances très différentes -- mais bien pour y voir reprendre le trafic le long
des axes de communication du plateau. Ou pour être plus précis, je crois pouvoir
prétendre que si les Confédérés ont été entraînés à se mesurer avec le Hardi, c'est
parce que le clan au pouvoir à Berne, celui de Nicolas de Diesbach, voulait que fût
assuré le contrôle de la route menant à Genève.
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Dans sa grosse thèse sur les foires de Chalon, Henri Dubois a montré que le déclin
commercial de cette ville se situe dans la première moitié du XVe siècle et que la relève
est assurée par Genève. Je le cite:
« Le commerce de la draperie en gros a commencé à émigrer vers Genève en 1426 et
n'en est pas revenu après le retour de la paix. Le rôle « international» des foires est
révolu. Elles ne subsistent plus que comme marchés d'intérêt local, rôle que, d'ailleurs,
elles partagent avec d'autres. Si la guerre avait été la cause principale 'de la désertion
des assemblées chalonnaises, pourquoi, en 1436 et 1437, les drapiers n'y sont-ils pas
revenus? C'est que la guerre n'était pas la seule, ni la principale responsable. Il y eut, au
succès de Genève, d'autres raisons. Ses foires étaient mieux fréquentées. Les Milanais,
qui avaient déserté Chalon depuis 1398, y étaient en force et les achats de Jean sans
Peur et Philippe le Bon sont l'illustration de cet avantage. D'autres marchands italiens,
dès le début du XV. siècle, y avaient suivi ceux de Milan. Dans le temps où la gamme
des produits offerts se réduisait pratiquement, à Chalon, aux seuls draps de laine, elle
s'enrichissait au contraire sur les rives du Léman. Les marchands pouvaient y trouver un
fret de retour. En second lieu, Genève, au moins depuis 1416, drainait les métaux
précieux en provenance de la Bourgogne: ils s'y retrouvaient en abondance, et dans un
rapport qui ne faisait pas fuir l'or: les vendeurs de marchandises chères, de draps
notamment, pouvaient espérer y être payés en bons écus. Enfin, le commerce de
l'argent s'étant développé à Genève à la suite de celui des marchandises, on pouvait -
et c'était précieux en un temps de routes peu sûres - s'y procurer des moyens de
paiement ou en transférer les avoirs par lettre de change. Ce que les marchands
toulousains faisaient depuis 1430 au plus tard, il eussent été bien empêchés de le faire
sur Chalon, qui n'avait jamais été une place financière. Le succès de Genève fut ainsi la
victoire du modernisme sur l'archaïsme et du dynamisme sur l'engourdissement» (9).
Combien de temps le succès de Genève va-t-il durer? C'est une opinion généralement
reçue et partagée jusqu'à présent que les mesures prises par Louis XI, à partir de 1462,
contre les foires de Genève et en faveur de celles de Lyon, survenant à l'apogée des
premières, les avaient conduites à une rapide décadence et ravalées en quelques
années au rang de modeste marché régional. Dans son importante étude sur Genève et
l'économie européenne de la Renaissance, Jean-François Bergier a prouvé qu'il n'en
était rien (10). Cette conclusion en effet repose sur la seule analyse des rapports
commerciaux entre la France et Genève, rapports très diminués il est vrai puisqu'il est
des périodes où Louis XI interdit à ses sujets de fréquenter les foires de Genève et que,
par mesure de rétorsion, le duc de Savoie agit de même envers celles de Lyon. La
décision du roi n'a pas détruit le commerce genevois: il en a modifié les débouchés. Elle
a contribué à rapprocher la Savoie de la Bourgogne. On sait que l'ambition de Philippe
le Bon, et surtout de Charles le Téméraire était de fonder la puissance de l'Etat
bourguignon sur le contrôle du commerce continental et sur les principaux centres de
production de l'Occident.
Sur ce point, il convient de citer Jean-François Bergier :
« Dans cette construction, les Pays-Bas, c'est-à-dire les foires de Bruges, d'Anvers et de
Berg-op-Zoom, constituaient une pièce maîtresse à laquelle Louis XI tenta en vain de
1 faire échec en Normandie. Mais à l'autre extrémité, les foires de Genève, en dépit de
(9) Dubois, H., Les foires de Chalon et le commerce dans la vallée de la Sa6ne à la fin
du
Moyen Age, Paris, 1976, p. 368. (10) Bergier, J.-F., Genève et l'économie
européenne de la Renaissance, Paris, 1963.
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leur isolement des grandes zones productrices, représentaient aussi un point d'appui
appréciable, puisqu'elles commandaient une grande partie du trafic transalpin... Par
Genève et par la Savoie, dont l'alliance lui était nécessaire, le duc s'assurait à Nice un
débouché sur la Méditerranée, qui pouvait paraître plein d'avenir. En outre, les foires de
Genève étaient au milieu du XV' siècle un grand marché des changes, nous le savons,
et un marché avantageux puisque les monnaies y étaient plus fortes et plus stables
qu'ailleurs. Les ducs et leurs sujets ne manquèrent pas d'en profiter, fût-ce aux dépens
de leurs réserves d'or; ils pouvaient compter auprès des banques italiennes de Genève
sur un large crédit, et ceci compensait cela. Car la politique bourguignonne exigeait un
recours constant à toutes les formes de crédit; Bruges, en dépit de ses énormes
possibilités, n'y pouvait toujours suffire et Genève faisait l'appoint, à mi-chemin entre les
Pays-Bas et l'Italie, entre Bruges et Florence» (11).
Il n'est pas difficile de comprendre que le rapprochement entre la Savoie, la Bourgogne
et plus tard le Milanais compromettait la nature des rapports des cantons avec ces trois
puissances; comme aussi celle de leurs relations avec la France. Ce n'est pas tout.
L'artère commerciale qui relie les villes du plateau suisse à Genève ne peut conserver
son importance que si trois conditions sont remplies: il faut d'abord que les foires de
cette ville conservent leur attrait; il est nécessaire ensuite que le suzerain dont l'autorité
coiffe la presque totalité du tracé - donc la Savoie, ou pour préciser le baron de Vaud,
en l'occurence Jacques de Romont - soit en bons termes avec ses voisins; il est
indispensable enfin que la route soit sûre, c'est-à-dire à l'abri des pillards, routiers,
manants ou chevaliers perdus. Concernant le premier point, on rappellera les
interventions des cantons auprès de Louis XI, dès 1463, et surtout immédiatement
après Morat et Nancy. J'ai longuement exposé combien la Berne officielle a ménagé la
Savoie, en dépit des apparences.
Quant au troisième point, il nous engage à commenter un étonnant paradoxe. Cette
force de frappe helvétique qui sauve Berne, à Morat, mais qui en même temps
compromet, dès qu'elle devient sauvage et qu'elle échappe aux magistrats, l'application
d'une politique raisonnée de bon voisinage avec la Savoie, par un extraordinaire
retournement des causes et des conséquences, va servir cette même politique. Charles
Gilliard a remarquablement démontré qu'à la veille des guerres de Bourgogne, la
suzeraineté de Yolande en pays de Vaud est plus que contestée par les petits féodaux
en mal d'aventures, ou en quête de privilèges et d'argent (12). Or, ce sont eux qui font
d'abord les frais des expéditions meurtrières, qui voient leurs châteaux incendiés, leurs
récoltes détruites, leurs pouvoirs abaissés. Morat, ce n'est pas seulement la défaite du
Hardi et par là-même, la victoire de Louis XI, sur le plan européen. C'est au niveau
régional et dans la perspective des échanges économiques, la sauvegarde de Jacques
de Romont, l'abaissement des hobereaux vaudois, le rétablissement de l'autorité
savoyarde et de l'alliance avec la Savoie, le contrôle de la route de Genève.
Il est intéressant de constater que Berne a longuement hésité entre les deux options
politiques qui s'offraient à elle (13). On pouvait s'allier à la
(11) Bergier, op. clf.
(12) Gilliard, Ch., La conquête du pays de Vaud par les Bernois, Lausanne, 1905.
(13) Feller, R., Geschichte Berns, Berne, 1946, pp. 352-426.
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Bourgogne dans la mesure où celle-ci favorisait l'essor des foires genevoises ou, au
contraire, rompre avec elle dès l'instant où sa mainmise sur la Savoie pouvait
compromettre le développement de l'axe routier transhelvétique. On pouvait se ranger
aux côtés du royaume dans l'espoir d'obtenir de Louis XI qu'il mît fin à ses mesures de
représailles contre Genève, et qu'il permît à la Savoie de se dégager de l'étreinte du
Hardi. Le prologue bernois des guerres de Bourgogne s'inscrit et s'exprime dans une
âpre rivalité entre deux partis qu'on appelle à tort pro-bourguignon et pro-français, car la
politique préconisée de part et d'autre ressortit moins à la conclusion d'une alliance
durable avec l'un de ces deux pays qu'à une vision différenciée des rapports avec la
Savoie et avec Genève. Il n'est pas sans intérêt de savoir qu'Adrien de Bubenberg, chef
du parti pro-bourguignon, avait pour beau-père Guillaume de la Sarraz, bailli de Vaud de
1458 à 1460. Il est plus important encore de situer, je dirais même d'identifier Nicolas de
Diesbach, chef du parti dit pro-français, lequel appartient à une dynastie qui, avec la
famille Watt de Saint-Gall, a créé au XVe siècle, par l'exportation des toiles de'
lin, la plus grosse entreprise commerciale suisse de ce temps, installant des comptoirs
et dépôts dans l'Empire mais aussi en France et en Espagne. Nicolas, à l'âge de 14 ans,
a été envoyé dans la péninsule ibérique. Il est demeuré à l'étranger huit ans, aiguisant
son esprit aux exigences du négoce et de la politique, défendant à la fois les avantages
de sa famille et ce qu'il croyait être les intérêts de sa ville natale. S'il est possible,
comme l'affirment d'aucuns, qu'il ait songé à un agrandissement territorial bernois,
moins côté Vaud qu'en direction de la Comté (14) - sa mort prématurée, au début des
hostilités, empêche toute conclusion – il demeure certain que ,sa vision d'ensemble des
problèmes posés a été pour le moins influencée par le poids qu'il convenait d'accorder
aux échanges commerciaux. Diesbach a compris l'importance du contrôle de la route de
Genève, mais aussi, au-delà de Genève, du trafic vers Lyon, vers la Provence, vers
l'Espagne: En plaidant à Berne la politique d'alliance avec Louis XI, il défendait aussi les
intérêts économiques de son clan.
Après la défaite du Hardi, le cheminement vers Genève apparaît à nouveau maîtrisé.
Jusqu'à la Sarine, il est bernois, puis sur plusieurs dizaines de lieues, fribourgeois, enfin
vaudois et savoyard, donc appartenant à l'allié d'hier et de demain. Le cas de Fribourg
mérite d'être souligné. La ville au XVe siècle, on le sait, apparaît plus peuplée que
Berne, moins politique, mais plus concurrente. Les échanges qu'elle pratique avec
Genève comptent pour beaucoup. Les guerres de Bourgogne, non seulement lui valent
son indépendance étatique, mais aussi de rallier la Confédération en qualité de canton
souverain. D'ailleurs, l'entrée de Fribourg, comme celle de Soleure voulue et obtenue
par Berne, me paraît démontrer que la ville de l'Aar, très soucieuse de contrôler l'écou-
lement du trafic vers Genève et Bâle, ne manifeste à cette époque point d'appétit
territorial envers le pays de Vaud. Il suffit de regarder la carte. (14) Stettler, K., Rif ter
Niklaus von Diesbach, Schultheiss von Bern 1430-1475, Berne,
1924.
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Quel est, dans l'histoire suisse, le canton qui, entre le territoire convoité et lui-même, a
fait naître un nouveau canton? Poser la question, c'est y répondre.
L'issue victorieuse des guerres de Bourgogne, non seulement permet, dès 1481,
l'entrée de Fribourg et Soleure dans le louable Corps Helvétique; elle rapproche, par
une grande combourgeoisie scellée le 23 mai 1477 déjà, ces deux nouveaux venus aux
trois anciens Etats urbains de Lucerne, Zurich et Berne. L'alliance, qui mettra en péril
l'existence même de la Confédération, en raison de la réaction très vive des cantons à
Landsgemeinde, est moins de nature politique qu'économique et sociale. Elle crée sur
l'ensemble du plateau une zone de circulation contrôlée et contrôlable (15). Une zone
qui va en quelque sorte très rapidement concerner Genève. Jean-François Bergier
constate, dès 1480, une renaissance des foires de cette ville et surtout leur orientation
désormais vers la Savoie, le pays de Vaud et le plateau suisse (16). Je crois en avoir
expliqué les raisons.
Pour conclure, je résume:
Dès 1420, l'importance commerciale de Chalon décline au profit de
Genève. Cette évolution entraîne une valorisation des axes routiers qui relient cette
dernière ville à d'autres cités, donc aussi à Fribourg et à Berne. Berne, au centre de la
Confédération du plateau entretient d'excellents rapports avec la Savoie jusqu'au jour où
la Bourgogne contraint cette dernière à s'allier à elle, au risque de mettre en péril, voire
de rompre les communications avec Genève. A Berne, le parti pro-français est aussi
celui du clan Diesbach qui, avec les Watt de Saint-Gall, tient la plus grande entreprise
commerciale suisse de ce temps, par l'exportation de toiles de lin jusqu'en Espagne. Les
hostilités terminées, la paix et l'alliance avec la Savoie sont rétablies. Fribourg entre
dans la Confédération. Les foires de Genève reprennent. Cette ville se rapproche de la
Suisse, économiquement s'entend.
Cette constellation durera très exactement cinquante ans. Elle s'effacera lorsque
Genève, en mal d'indépendance, voudra se débarrasser de sa tutelle seigneuriale.
Entre la Savoie et la cité, Berne et Fribourg devront choisir. Les deux Etats urbains
opteront pour la cité, ce qui entraînera la conclusion d'alliances politiques, celles-là, en
1519 et en 1526. Et ce sont ces alliances qui finiront par provoquer la conquête du pays
de Vaud, donc le contrôle du trafic routier jusqu'à Genève non point en vertu de
l'établissement de rapports de bon voisinage – après une courte mais sanglante éclipse
- mais en application du principe moins subtil mais plus efficace de la mainmise
territoriale.
(15) Hauser, A., Schweizerische Wirtschafts- und Sozia/geschichte, Erlenbach-Zurich,
1961.
(16) Cf. note 10.
51