Tiré de Georges Grosjean
La bataille de Morat en tant qu'événement politque
L'histoire suisse ne compte guère d'événements qui aient autant frappé l'esprit des contemporains dans notre pays et en Europe occidentale que la bataille de Morat. Aujourd'hui encore, après cinq siècles, il n'est pas sans intérêt de commémorer cet événement. Au cours de la Guerre de Cent Ans qui opposa l'Angleterre et la France, le duché de Bourgogne, dont le noyau était constitué par un fief de la couronne de France, réussit à acquérir l'indépendance et la puissance en ralliant le camp anglais. Grâce à une politique d'héritages, de traités ou de puissance, les ducs de Bourgogne avaient groupé la Franche-Comté, la majeure partie de la Belgique et des Pays-Bas actuels, qui relevaient alors du Saint Empire romain germanique, et avaient ainsi constitué un état intermédiaire entre la France et l'Allemagne. Des richesses inimaginables s'amassèrent à la cour de Bourgogne. La musique, la peinture et la tapisserie florissaient, surtout aux Pays- Bas, et les ducs de Bourgogne, désireux de marquer leur puissance en favorisant les arts, commandèrent des œuvres à des artistes qui avaient pour nom: Roger de la Pasture, les frères van Eyck ou Memling. Ils organisaient aussi des fêtes somptueuses dans les villes des Pays-Bas.
Le dernier des grands ducs d'Occident, Charles le Téméraire, alors qu'il n'était encore que l'héritier de la couronne ducale, avait, avec le concours de chefs valeureux, notamment de son demi-frère, le bâtard Antoine de Bourgogne, transformé l'armée bourguignonne: il la spécialisa à un degré remarquable pour l'époque, la dota d'un équipement technique perfectionné et en fit un instrument de guerre admirable qui semait l'effroi dans toute l'Europe par sa magnificence et sa cruauté. En 1465, à Montlhéry, au sud de Paris, il contraignit le roi de France à battre en retraite, l'emporta en bataille rangée sur la fière cité néerlandaise de Liège et s'empara de la ville, dont il fit exécuter et noyer tous les habitants. Devant l'avance de Charles, le duc de Lorraine quitta Nancy, sa capitale, pour aller demander aide aux Con'
fédérés. En proie à des difficultés financières, l'Autriche avait donné en gage à la Bourgogne, les terres qu'elle possédait dans le Haut-Rhin et au Sundgau; Charles se refusant à lui rendre ces terres, l'Autriche se rallia aux adversaires de la Bourgogne.
En revanche, les duchés de Savoie et de Milan devinrent des alliés de Charles, qui vit alors la possibilité de régner sur un empire européen s'étendant de l'embouchure du Rhin jusqu'en Italie, où il se serait fait céder le royaume de Naples par la maison française d'Anjou. Son grand dessein était d'obtenir la couronne impériale et de lancer une croisade pour délivrer les Lieux Saints du joug des Turcs qui s'étaient
empares de Constantmople en 1453. Charles épousa la sœur du roi d'Angleterre, Edouard IV, qui avait gagné la Guerre dite des Deux Roses; par le traité de Londres de 1474, il partagea avec lui la France, qu'il restait cependant à conquérir. Le roi
d'Angleterre débarqua à Calais. Mais, au lieu d'intervenir en France, Charles préféra attaquer l'Empire germanique en assiégeant l'importante ville Neuss, dans le Bas-Rhin. Pour sa part, le roi de France, qui était jusqu'alors le véritable ennemi héréditaire de Charles, forgea l'alliance qui réunit l'Europe centrale contre le duc de Bourgogne; puis, après les premiers engagements militaires et suivant les voies insondables de sa diplomatie, il fit la paix avec Charles en automne 1475. Il fut imité par l'empereur d'Allemagne, dont le cousin, le duc d'Autriche resta cependant parmi les adversaires du Bourguignon. Peu avant la bataille de Morat, Charles le Téméraire fiança, à Lausanne, sa fille Marie, héritière de la Bourgogne, à Maximilien, le fils de l'empereur.
Dans ce conflit où se trouvèrent mêlées l'Europe centrale et l'Europe occidentale et dont les péripéties confuses furent marquées par une alternance de manœuvres diplomatiques et d'engagernents militaires, la bataille de Morat joua un rôle décisif.
Il était dans la nature même de ce conflit compliqué que les Souverains, non seulement le roi de France et l'Empereur, changent souvent de camp. Ainsi, la Confédération, plus particulièrement Berne, sous la direction du groupe qui gravitait autour d'Adrien de Bubenberg, commença par jouer la carte bourguignonne. Puis, sous l'influence grandissante de Nicolas de Diesbach et de ses partisans, elle prit parti pour la France contre la Bourgogne. Il est difficile de percer les motifs de la politique suivie par les Bernois et les Confédérés. Les historiens modernes sont encore loin de s'accorder sur la question de savoir si Berne fut la victime de la diplomatie française, s'il y avait réellement lieu de faire face à une menace bourguignonne ou si Berne elle-même saisit l'occasion de poursuivre sa politique d'expansion. Après un examen attentif des sources contemporaines et plus tardives, on peut affirmer que rien ne prouve qu'au début des guerres de Bourgogne, Charles ait réellement eu l'intention d'attaquer la
Confédération, mais que la constitution, au milieu de l'Europe, d'un empire centralisé s'étendant de l'embouchure du Rhin à la pointe méridionale de l'Italie devait représenter, aux yeux des Confédérés, une menace, du moins virtuelle, de leur existence. Il faut aussi tenir compte de ce que le potentiel militaire et économique de la Confédération était alors considérable et qu'on en avait parfaitement
conscience. La Confédération comptait près de 800000 habitants; la Bourgogne, six millions environ. Mais Charles le Téméraire ne disposait au maximum que de 25000 à 30000 hommes sur pied de guerre et fort bien équipés, tandis que la Confédération pouvait mobiliser rapidement, pour une bataille ou pour la défense des nombreuses villes et châteaux, 80000 à 100000 hommes, dont la préparation était toutefois, d'une qualité très variable. Le nombre des hommes réellement entraînés à la guerre et ayant acquis leur expérience en tant que mercenaires ne devait guère dépasser dix mille. Alliée à l'Autriche, à la Lorraine, à des villes alsaciennes et à d'autres encore, la Confédérationl, tout en payant d'audace en s'engageant dans cette confrontation artificiellement provoquée avec la Bourgogne, prenait somme toute des risques calculés. Même si elle perdait une bataille, elle était en mesure de jeter en peu de jours une deuxième armée dans le combat; de plus, malgré son artillerie forte de plusieurs centaines de pièces, l'armée de Charles n'aurait pas été assez forte pour assiéger et occuper successivement toutes les villes de la Confédération, même si cette armée avait donné, dans le cas de Liège, un exemple de sa puissance. Le groupe belliciste mené par Nicolas de Diesbach ne doit pas seulement être regardé comme la victime de la diplomatie française et de son art de la corruption;
de toute évidence, il avait aussi des plans d'agression et des projets d'expansion favorables aux intérêts de Berne.
Les guerres de Bourgogne n'aboutirent, pour les Confédérés, ni à la conquête de tout le pays de Vaud jusqu'au lac Léman, ni à celle de toute la Franche-Comté. Celle-ci même, objet de convoitises en raison de ses salines, devait passer plus tard sous la domination française. Mais cela ne signifie pas que ces guerres n'aient été d'aucun profit pour les Confédérés. La possession du Pays de Vaud et de la
Franche Comté était un rêve démesuré, dont la réalisation eût excédé les moyens politiques et administratifs dont la Confédération disposait; il en a été de même plus tard de la Lombardie. C'est à la même époque, du reste, que l'ermite du Ranft avait mis en garde ses Confédérés contre une trop grande extension de leurs frontières, et son avertissement était suffisamment éloquent. Il est bien plus correct de voir dans les guerres de Bourgogne un jalon capital du dévelloppement politique et territorial de la Confédération. Le résultat le plus important fut la paix perpétuelle «<Ewige Richtung») conclu entre la Confédération et l'Autriche en 1474 sous la menace de la guerre: elle mit fin définitivement à l'état de guerre permanent qui existait depuis la fondation de la Confédération et que venaient atténuer, de temps en temps, des armistices; l'Autriche renonça en effet, à tous ses droits sur les terres et les privilèges des cantons primitifs, de Lucerne, de Zoug et de Glaris, comme aussi en Argovie, en lThurgovie, dans le territoire de Zurich et dans de grandes parties de la Suisse du nord-ouest. C'était, au terme de guerres qui avaient duré près de deux cents ans, la reconnaissance de jure de la Confédération par la maison des Habsbourg. C'est pourquoi les guerres de Bourgogne revêtent une importance éminente non seulement pour Berne et la Suisse occidentale, mais aussi pour toute la Confédération. En Suisse occidentale, elles ont entraîné l'adhésion définitive de Fribourg et de Soleure à l'alliance confédérale et, partant, la prépondérance des villes sur la campagne. Les deux villes possédaient un territoire important, qu'elles allaient encore étendre par la suite. Berne et Fribourg gardèrent en commun, dans le Pays de Vaud, Grandson, Morat, Orbe et Echallens, territoires réduits, sans doute, mais admirablement situés au point de vue stratégique et en ce qui concerne les voies de communication: ils permettaient de contrôler l'importante voie de transit qui reliait Pontarlier au Grand Saint-Bernard en passant par Orbe; les routes qui traversaient le plateau de la Suisse occidentale, partant de Lausanne,
passant par Morat et aboutissant à Berne; enfin, la ligne du pied du Jura, qui traverse Grandson. En Suisse méridionale même, des modifications furent apportées ou, du moins, préparées: le Haut-Valais acquit le Bas-Valais, qui appartenait jusque là à la maison de Savoie; le duché de Milan, allié à Charles le Téméraire, sortit affaibli de la guerre et perdit de nombreux mercenaires, ce qui explique, dans une certaine
mesure, la victoire remportée par les Uranais, une: année et demie après la bataille de Morat, sur une armée milanaise à Giornico et la consolidation de la position des cantons de la Suisse centraIe au Tessin.
Pour l'Europe, les guerres de Bourgogne ont entraîné la fin de la puissance bourguignonne, la mort du duc sans descendance mâle et l'anéantissement du rêve d'un empire séparant la France et l'Allemagne. Ces faits ont marqué la politique européenne pendant près de cinq siècles, en opposant l'ensemble territorial habsbourgeois, puis l'Allemagne, à la France, et il n'est pas indifférent non plus que l'ensemble territorial habsbourgeois se soit étendu grâce à l'apport important de l'héritière de Bourgogne. L'Italie, en particulier, devait devenir à son tour l'enjeu de la rivalité opposant les Habsbourg aux rois de France.
La bataille de Morat en tant qu'évènement
militaire
Au point de vue militaire également, la bataille de Morat a été un événement de portée
européenne. Rarement au moyen âge, on avait vu s'affronter, sur un seul champ de bataillé, des armées aussi imposantes, et on ne connaît guère de cas où les pertes aient été aussi graves. En outre, Morat a été le lieu où, pour la première fois, se sont opposés deux systèmes tactiques tout-à-fait différents, et le destin a voulu que le système le plus moderne et techniquement le plus avancé succombe sous les coups du système ancien, voire primitif.
Ce fait a infléchi, pour cent cinquante ans, l'évolution de l'armée dans d'autres directions, et il
faudra attendre la guerre de libération des Néerlandais contre l'Espagne vers 1600 et les combats livrés par Gustave Adolphe contre Tilly et Wallenstein vers 1630 pendant la guerre de Trente Ans pour que la tactique linéaire imposée par l'emploi des armes à longue portée l'emporte sur la disposition en colonnes adoptée pour les combats à l'arme blanche. Après 1495, l'empereur Maximilien, gendre de Charles le Téméraire, opta, en mettant sur pied le corps des lansquenets, pour la tactique des Confédérés armés de longues piques et formant des carrés serrés et compacts. Le combat en lignes peu profondes et avec des armes à longue portée ne fut rétabli que par Guillaume Orange aux Pays-Bas, qui avaient préservé l'héritage militaire de la Bourgogne et de l'Angleterre, à un moment où les armes à feu avaient atteint un tel degré de perfection technique qu'elles permettaient d'assurer un feu nourri pendant un temps assez long.
L'arme la plus importante de l'armée bourguignonne était, à côté de l'artillerie et de la
cavalerie lourde, l'arc, Au cours du moyen âge, les Anglais avaient mis au point l'arc de la taille d'un homme; cette arme permettait à un archer expérimenté d'atteindre mortellement un homme à une distance de 220 mètres environ, fait à peine croyable aujourd'hui, mais plusieurs fois attesté. Les flèches, d'une construction raffinée au point de vue balistique, perçaient les cottes de mailles et plastrons de cuir, mais non les armures de plates. Un archer disposait de 18 à 30 flèches; et il devait pouvoir tirer 12 flèches par minute. Les Bourguignons, les Savoyards, les Français et les Milanais, armés d'arcs plus courts et autrement conçus, obtenaient des résultats moins impressionnants, mais on peut admettre que les Anglais leur avaient beaucoup appris.
L'unité fondamentale et, en même temps, la plus petite de l'armée médiévale était la lance, qui comprenait un homme d'armes ou chevalier bardé avec un certain nombre de
compagnons à cheval ou à pied, archers et arbalétriers à cheval, des combattants à l'épée, des piquenaires et, plus tard, des couleuvriniers. Au moyen âge, chaque chevalier livrait un combat individuel, cherchant à provoquer son adversaire en duel et soutenu par ses compagnons d'armes; au cours du combat, arbalétriers et archers se battaient la plupart du temps à cheval mais parfois aussi à terre. A la fin du moyen âge, les archers anglais, mais aussi les hallebardiers et piquiers confédérés formaient déjà des unités distinctes.
En 1474, l'armée mise sur pied par Charles le Téméraire se composait de 20 compagnies d'ordonnance à cent lances et de la «Maison du Duc», qui groupait les troupes de gardes. A Morat, Charles ne disposait pas de toutes ses troupes. Plusieurs compagnies d'ordonnance étaient stationnées devant Neuss et au nord de la France; d'autres avaient évidemment subi de lourdes pertes à Grandson. La composition de la lance bourguignonne n'était pas toujours la même. A Morat, on peut supposer que la composition normale comprenait un homme
d'arme (au pluriel, des gens d'armes), trois archers à cheval et trois hommes à pied, dont un arbalétrier, un couleuvrinier et un piquenaire ou vougeur (homme armé d'une vouge, arme d'hast rappelant la hallebarde). La nouveauté consistait en ce que Charles le Téméraire avait, pour chaque arme, formé des unités distinctes qui, selon une mécanique subtile, devaient se relayer et s'appuyer au cours des engagements. Pour la campagne de Morat, Charles le Téméraire organisa, en mai 1476, au camp de Lausanne, ses forces armées en quatre corps, comprenant chacun deux lignes de bataille, en plus d'un corps de réserve. Selon des observateurs qui se trouvaient dans le camp de Charles, cette disposition présentait une profondeur inaccoutumée, mais une disposition plus large n'était pas nécessaire, étant donné l'exiguïté du terrain; de plus, en augmentant la profondeur, Charles entendait tirer les leçons de la bataille de Grandson et s'adapter à la tactique de ses
adversaires. L'ordre de bataille arrêté à Lausanne est reproduit à la page 19. Chaque ligne de bataille comprend deux compagnies d'ordonnance. Au centre, on trouve 500 hommes à pied, tirés des 200 lances, si bien que, de toute évidence, chaque compagnie d'ordonnance avait cédé 50 hommes à la première ligne, dont le centre comptait mille hommes. On suppose que
chaque bataillon de 500 hommes à pied se subdivisait en trois lignes: en première ligne, les armes à feu; puis les arbalétriers; enfin, les piquenaires et les vougeurs. A droite et à gauche, les bataillons d'hommes à pied de chaque ligne étaient flanqués de 300 archers d'une compagnie d'ordonnance. Ceux-ci devaient combattre à pied - précaution du duc contre la fuite prématurée de ses archers. Aux ailes, on trouvait les cent gens d'armes à cheval. On peut se représenter à peu près de la manière suivante le déroulement du combat:
L'artillerie, installée sur les flancs et comptant certainement plus de 100 pièces de campagne - on rapporte qu'à Grandson, il y avait plus de 400 canons, compte non tenu des couleuvrines à main - ouvre le feu à une distance qui était sans doute, de 300 à 600 m.
Lorsque l'ennemi, groupé en masses serrées, s'est approché jusqu'à 300 ou 200 m, les couleuvriniers tirent, puis se replient à l'arrière pour laisser les arbalétriers tirer à leur tour. En terrain découvert et sans obstacle, un carré de 10000 hommes met environ cinq minutes à parcourir la distance critique de 300 m. Pendant ce temps, les arbalétriers peuvent réarmer quelques fois. Entretemps, à une distance de 200 m environ, les 600 archers de la première ligne entrent à leur tour en action. En deux ou trois minutes, il peuvent déverser sur l'ennemi toutes leurs flèches: comme chacun d'eux dispose de 24 à 30 flèches, il s'agit au total de 14000 à 18000 flèches. C'est dire donc qu'une ligne ne combat que deux ou trois minutes, avant d'être relayée par la suivante. De cette manière, Charles entendait renouveler huit fois la bataille. Pour en avoir le temps, il faut dresser un obstacle devant les positions, le meilleur obstacle étant constitué par la présence d'une haie vive, qu'on renforce d'une palissade ou d'épieux spécialement apportés à cet effet par les archers. On ne connaît pas exactement la disposition des archers: en une seule ligne ou en trois lignes? Quoi qu'il en soit, la disposition devait être assez souple pour permettre à tous les archers de tirer en même temps. En conséquence, pour 300 archers, il faut admettre une ligne de front de 200 à 300 m. Lorsque l'ennemi est décimé et désorganisé par la pluie de balles et de flèches, les gens d'armes placés aux ailes passent à l'attaque. Les cent chevaliers bardés d'une compagnie d'ordonnance sont groupés en quatre escadres comptant chacune 25 chevaux. On ne sait pas si chaque escadre forme une ligne ou si toute la compagnie se déploie sur une seule Iigne de 200 m au moins pour chevaucher, lance baissée, contre l'ennemi. D'après les enluminures des chroniques, la gendarmerie est organisée en profondeur sur plusieurs lignes. On avait vraisemblablement groupé les gens d'armes de plusieurs lignes de bataille pour en former un seul bloc puissant. Il n'en reste pas moins qu'il devait y avoir une certaine distance entre les lignes. Jusqu'en 1474 les lances bourguignonnes comptaient encore un autre type de combattants: les coustilliers. Chaque coustillier suit, à cheval, un homme d'armes: bardé de fer, le coustillier se livre au combat rapproché; avec son épée courte et sa hache de guerre, il brise les armures de plates et les heaumes. Il achève impitoyablement tous ceux que l'attaque des gens d'armes a laissés blessés sur le champ
de bataille. Pas plus que les Confédérés, les Bourguignons ne faisaient de prisonniers. Même à nos yeux, la manière de faire la guerre au XVe siècle reste inexplicablement brutale. Après 1474, les coustilliers disparaissent de l'effectif des lances. Vraisemblablement, leur tâche fut confiée aux piquenaires et aux vougeurs.
Dans ses instructions, Charles ne précise pas comment s'opérait le changement de ligne, si les bataillons se relayaient en formation compacte à intervalles assez longs ou si les lignes étaient si souples que chaque combattant pouvait se retirer ou avancer par l'intervalle laissé entre deux hommes. Dans ses instructions pour la
campagne de Morat, Charles laissa au commandant de chaque ligne le soin de choisir les distances entre les différentes lignes de bataille. Pour que toute cette machinerie de guerre fonctionne sans interruptions dangereuses, ces distances ne devaient pas être considérables, de 20 à 30 m probablement, peut-être un peu plus entre les corps, si bien que le changement pouvait s'opérer en une ou deux minutes au plus. Ces indications nous amènent à préciser les dimensions de la disposition adoptée par l'armée
bourguignonne pendant la campagne de Morat.
Centre d'infanterie,
500 hommes sur trois lignes 130m
Intervalles 130 m
2 X 300 archers, disposés soit en trois lignes avec intervalles, soit en une seule ligne sans intervalle 500 m - 600m
2 ailes de gens d'armes, disposées chacune en une seule ligne comptant 100 chevaux 400 m
Total d'une ligne de bataille normale de 1300 hommes 1160 m - 1260 m
La deuxième ligne avec les troupes de gardes était sensiblement plus forte: on estime qu'elle devait compter de 1900 à 2000!combattants au complet. Mais la ligne de front ne devait pas pour autant être bien plus étendue, en ce sens que les formations avaient une plus grande profondeur, comme il se doit. Nos estimations se
recouvrent avec les indications puisées dans les relations d'autres batailles, où l'extension du dispositif de
combat bourguignon est évaluée à une lieue (4,4 km), les lignes étant placées l'une à côté de l'autre.
Dans la cavalerie bourguignonne, les nobles qui servaient en vertu de leur lien de vassalité étaient en nombre réduit. C'était une partie des troupes de gardes. Les autres gens d'armes des formations de gardes étaient sans doute de grands seigneurs, mais qui, revêtus de fonctions officielles à la Cour, étaient en permanence au service de Charles. Les gens d'armes des compagnies d'ordonnance étaient des mercenaires, la plupart, il est vrai, d'origine noble; mais, comme le reste des troupes des compagnies, ils venaient de Lombardie, de Savoie et d'autres nations.
L'artillerie était le titre de gloire de l'armée bourguignonne. A l'artillerie telle qu'elle s'était développée depuis le XIVe siècle, les Bourguignons apportèrent des innovations capitales, qui gardèrent leur valeur jusqu'en 1800 et au-delà. Auparavant, les tubes étaient formés de barres de fer soudées entre elles et maintenues par des
cercles de fer. Ils furent remplacés par des tubes faits d'une seule pièce en bronze, coulée avec une âme plus lisse et munis de tourillons permettant un mouvement dans le plan vertical. Jusqu'alors, les tubes étaient fixés à l'affût rigide, et l'élévation devait être réglée en soutenant la queue de l'affût, à moins que celui-ci ne se
composât de deux parties, dont la supérieure, la poutre comprenant le tube, coulissait dans une pièce de
réglage en hauteur placée verticalement sur la partie inférieure. Là aussi, il s'agit, semble-t-il, d'une invention bourguignonne (affût bourguignon). Cependant, Charles perdit à Grandson la majeure partie de son artillerie, non seulement très moderne, mais aussi incroyablement abondante. Le chroniqueur bernois Diebold Schilling l'Ancien rapporte que le butin comprenait 420 canons et précise qu'il ne tient pas compte des couleuvrines à main. Pour la campagne de Morat, nous savons qu'en mai, à Lausanne, Charles avait de nouveau rassemblé quatre grandes bombardes, six courtaults (cortaldi) et 54 grandes couleuvrines, à quoi se seraient ajoutées,
d'après les listes de butin des différents cantons, cent à deux cents pièces plus petites. Les bombardes étaient des pièces de tir lourdes destinées aux sièges; de type ancien, elles étaient forgées en fer, avaient un calibre de 30 à 50 cm et, avec des charges de poudre de 10 kg et plus, elles tiraient des boulets de pierre. A cause de leur poids (deux à trois tonnes) et de la puissance de leur recul, elles ne pouvaient tirer en restant sur des affûts sur roues; on devait les installer en terre en les étayant au moyen de poutres, d'autres poutres et des épieux consolidant l'arrière de la surface de recul. Pour protéger les servants contre les balles et les flèches on construisait au-dessus de la pièce d'artillerie un bouclier en lourdes planches de chêne; des deux côtés du tube, il y avait des gabions pleins de terre et de pierres; pour le tir, la planche antérieure du bouclier mobile autour d'un axe était relevée au moyen d'une corde. La distance pour un tir pratiquement efficace se situait entre 200 et 300 m. On ne pouvait tirer que peu de projectiles par jour, mais il suffisaient à ouvrir des brèches dans un rempart. Un exemplaire de bombarde, faisant partie du butin de Morat, se trouve au Musée d'histoire à Bâle. Les courtaults étaient vraisemblablement ces pièces lourdes tout-à-fait nouvelles, coulées en bronze et qui
lançaient des boulets en fer; leurs affûts étaient montés sur roues. Ils ont succédé aux bombardes. Un
exemplaire faisant aussi partie du butin, se trouve au Musée d'histoire de Bâle et permet, avec les témoignages laissés plus tard par l'empereur Maximilien, de se faire une idée de cette arme. Les couleuvrines étaient le type le plus mobile de l'artillerie de campagne. D'un calibre relativement petit (3 à 10 cm), elles avaient en revanche un tube relativement long. Les plus anciennes étaient encore forgées en fer, les plus récentes étaient fondues en bronze. Parmi les pièces forgées datant du milieu du siècle, on trouvait la couleuvrine à chambre: la chambre à poudre était distincte du tube et fixée au moyen d'une clavette. C'étaient les premières armes à chargement
par la culasse; plusieurs charges, préparées dans des chambres à poudre, la recharge se faisait plus vite, et il était ainsi possible d'exécuter plusieurs tirs pendant une bataille. Mais, les pièces étant forgées très
grossièrement, il était impossible d'établir un raccord suffisamment étanche entre la chambre et le tube: ce type de couleuvrine ne donna donc pas satisfaction et fut abandonné.
Dans le butin de Morat, on dénombre pourtant plusieurs de ces pièces ou des fragments. Les modèles plus récents étaient montés au moyen de tourillons sur des affûts à roues, les plus anciens sur des affûts «bourguignons" et certains autres, qui ne pouvaient être pointés en hauteur, sur des affûts rigides. Affûts bourguignons et rigides pouvaient avoir des roues ou être simplement soutenus par des bipieds ou des poutres. Les Bourguignons semblent en particulier avoir utilisé beaucoup de pièces très petites et de construction ancienne; très primitives, elles étaient montées assez bas sur un bloc de bois et avaient pour fonction de lancer, au début d'une bataille, une pluie de projectiles aussi dense que possible.
Si on réfléchit à la puissance de l'armée bourguignonne à Morat et que l'on essaye de combiner les indications apparemment très contradictoires, on aboutit aux effectifs théoriques que voici:
Cavalerie lourde |
||
Maison du Duc |
500 |
|
14 compagnies d'ordonnance |
1400 |
|
demi-lances de réserve |
200 |
|
2100 |
2100 |
|
Archers Anglais |
900 |
|
Maison du Duc |
600 |
|
14 compagnies d'ordonnance |
4200 |
|
5700 |
5700 |
|
Infanterie |
||
Maison du Duc |
600 |
|
14 compagnies d'ordonnance et réserve |
4500 |
|
5100 |
5100 |
|
Total |
12900 |
Chiffre étonnamment faible, surtout lorsqu'on sait que ces effectifs théoriques n'étaient pas atteints. Les données fournies du côté milanais en mai 1476 font état de 16000 à 17000hommes, plus tard de quelque 7000 à 9000 hommes à cheval et de 18000 à 19000 hommes à pied, mais il ne faut pas oublier que, dans ces chiffres, sont: compris les
non-combattants, au nombre desquels il faut compter le personnel de l'artillerie et du train. De même, les lances comprenaient des hommes qui ne prenaient aucune part à la bataille:
écuyers des chevaliers et des gens d'armes, les servants et les palefreniers. Même les archers, surtout les Anglais, avaient des servants et du personnel auxiliaire qui les approvisionnaient en flèches, en nourriture et en tout ce qui était nécessaire, et qui s'occupaient aussi des chevaux et des poneys. On peut estimer que tous ces hommes étaient au nombre de 6000 à 8 000 et à ajouter aux forces armées, comme on le fait aujourd'hui pour les porteurs de munition, les conducteurs, les soldats du train et tout le personnel auxiliaire possible et imaginable. Aux effectifs de l'artillerie, il faut ajouter au minimum 1000 à 1500 servants. Selon une source Bourguignonne, l'artillerie disposait en 1474 de 2000 véhicules; il faut y ajouter les 400 véhicules pour le matériel des tentes et du camp. Tout ne se trouvait sans doute pas à Morat, puisqu'une partie de l'armée était devant Neuss, une autre au nord de la France et qu'au surplus, il y avait eu beaucoup de pertes à Grandson; mais, pour le matériel roulant, force est de compter au minimum 2000 voituriers, engagés à titre non pas militaire, mais civil. Si, contrairement aux Milanais, les Bourguignons avancent les chiffres de 28000 à 30000 hommes, ils le font, de toute évidence, pour masquer la faiblesse numérique: de l'armée. Il est bien possible que, si on tient compte de tout le personnel du camp, y compris; les 3000 femmes à soldats, les marchands et les vivandières, il y ait eu entre 25000 et 30000 personnes rassemblées devant Morat. Mais il ne fait aucun doute que l'armée bourguignonne était une machine de guerre dangereuse. A eux seuls, le premier corps et l'artillerie auraient été théoriquement en mesure, en faisant alterner les deux lignes, de faire pleuvoir, sur un carré compact d'assaillants confédérés, une grêle de 200 balles d'artillerie, de 500 projectiles de couleuvriniers, de 2000 à 3000 flèches d'arbalète et de 40000 à 50000 flèches lancées par les archers, cela en six ou dix minutes.
L'opération aurait pu être répétée trois fois, avec un peu moins d'efficacité; après quoi, le premier corps et l'artillerie auraient pu même recharger les a mes et se réapprovisionner en flèches. Dès lors, il est inconcevable, et les étrangers contemporains de l'événement eurent quelque peine à comprendre que la bataille de Morat ait eu l'issue qu'elle a connue. A Grandson, au moment de l'attaque des Confédérés, l'armée de Charles était sur le point de se déployer; à Morat, seule une petite partie de cette armée avait déjà occupé ses positions.
L'événement garde donc quelque chose de fatal et d'inquiétant. C'est une erreur de
jugement commise par le duc qui fut à l'origine de la défaite. En outre, théorie et pratique étaient loin d'aller de pair dans l'armée bourguignonne, qui ne disposait à Morat ni du degré
d'instruction, ni de l'entraînement, ni de la volonté de résister, toutes qualités qui, pourtant, auraient été indispensables à une machine de guerre aussi raffinée. L'armée mit trop de temps à se disposer pour la bataille et était dès lors à la merci d'une surprise. Et pourtant, à Morat, les Confédérés n'avaient même pas cherché à créer un effet de surprise.
Face aux combattants bourguignons, l'armée des Confédérés était ancienne, rudimentaire et simple. Il ne faut pas se faire trop d'illusions sur le degré d'instruction. Sans doute y avait-il alors, dans la Confédération, une classe de "lansquenets", éléments agités, participant à toutes les bagarres, recherchés comme mercenaires par l'étranger et ayant réellement l'expérience de la guerre. Ils étaient armés surtout de pique en bois de frêne, longue de 18 pieds (5,5 m), très légère et souple, arme qui ne devenait pleinement efficace qu'au moment où les combattants, disposés en formation serrée en pointe ou en carré, l'épaule bardée tournée vers ennemi, tenaient la pique à hauteur de l'épaule, si bien qu'en formation serrée, les piques des trois ou quatre premiers rangs formaient le front, soutenu à l'arrière par la masse compacte de plusieurs milliers d'hommes. Cela impliquait certainement une technique individuelle au combat à la pique et des exercices par section, ce qui ne pouvait se faire tranquillement à la maison, mais bien au camp, pendant le service des mercenaires à l'étranger. La majeure partie des forces populaires levées en masse, comme ce fut le cas à Morat, se composait de gens parfaitement paisibles, paysans et artisans qui n'avaient jamais fait la guerre, si ce n'est fort longtemps auparavant, et qui étaient armés de toutes sortes d'armes d'hast assez courtes, notamment la très redoutable hallebarde. On tenait en moindre estime la hache d'armes et les marteaux lucernois. Pour ces armes, il existait aussi des techniques individuelles de combat avec les coups d'estoc et de taille et les parades, si bien que, dans un combat individuel, un hallebardier pouvait fort bien se mesurer à un homme d'armes, ainsi qu'en a témoigné formellement un observateur milanais de la bataille de Morat. Ces hommes étaient massés au centre de la troupe et, lorsque l'ennemi était
rejeté et désorganisé, ils se déployaient en tirailleurs et livraient des combats individuels. Cette tactique simple était adaptée au niveau d'instruction des Confédérés, et son efficacité était certaine, d'autant plus que les combattants étaient animés d'une volonté farouche de se battre, d'une haine élémentaire pour l'ennemi et d'une assez grande avidité de butin.
Une catégorie particulière d'armes jouissait, déjà à cette époque, d'un grand prestige auprès des Confédérés: il s'agit des arbalètes et de couleuvrines à main. Les Confédérés ignoraient l'arc. En revanche, dès la seconde moitié du XIVe siècle, la présence de sociétés d'arbalétriers est attestée dans différentes villes du pays
Le tir était pratiqué en tant que sport facultatif et faisait l'objet de compétitions. On peut se faire une idée de la portée de ces armes en se re portant à un document qui a été préservé: Le règlement du grand tir de Zurich en 1504. On tirait à l'arbalète sur une cible éloignée de 90m environ et dont les cercles avaient 11/2 , 31/2 et 131/2 cm de diamètre; avec l'arquebuse, on tirait sur une cible distante de 220 m environ et dont le cercle avait un diamètre de presque 150 cm. Les autorités encourageaient les tirs en les dotant de prix. En campagne, arbalétriers et couleuvriniers avaient leurs propres formations avec leur propre fanion et leurs propres officiers. Dans les contingents urbains, les tireurs pouvaient former jusqu'à un cinquième des troupes levées. Ils combattaient déployés en tirailleurs à côté de la formation de bataille ou devant elle et pouvaient se replier derrière elle lors d'un assaut de la cavalerie ennemie.
La bataille de Morat mérite de retenir l'attention à un autre point de vue encore: c'est la seule bataille de l'histoire suisse dans laquelle, du côté confédéré, la cavalerie ait joué un rôle important. Elle fut mise à disposition par les alliés, par le duc de Lorraine pour un tiers au moins, l'Autriche, la ville de Strasbourg, l'évêque de Bâle et le comte de Gruyère. D'après le capitaine strasbourgeois von Kageneck, il y avait au total 1100 combattants à
cheval, ce qui représente la moitié environ de la cavalerie bourguignonne forte de 3000 hommes. Cela n'est pas négligeable, il faut peut-être relever, cinq cents ans après l'événement, que ces cavaliers ont contribué pour une part appréciable au succès de la bataille, notamment dans sa phase finale. Les vainqueurs de Morat, en effet, ne sont pas seulement les Confédérés, mais aussi une armée de coalition de l'Europe centrale. Il semble que les chroniques suisses contemporains se soient déjà plu à diminuer le rôle de La cavalerie au cours de la bataille.
En ce qui concerne la force de l'armée alliée et de ses différents contingents, nous disposons de nombreux renseignements de l'époque, mais ils ne sont pas entièrement dignes de foi et ils permettent parfois des interprétations différentes. On peut toutefois affirmer, avec quelque certitude, que 22000 à 24000 hommes ont pris part à la bataille, pendant que 3000 à 4000 autres étaient encore en marche. Numériquement donc, I'armée de la coalition était nettement supérieure à la bourguignonne; peut-être même son effectif des combattants était-il deux fois plus important, mais Ia force combattante d'un Bourguignon, p. ex. d'un archer, d'un homme d'armes ou d'un artilleur était, en théorie,
plusieurs fois supérieure à celle d'un Confédéré grâce au nombre élevé des non-combattants, de même que, aujourd'hui, un mitrailleur assisté par quatre hommes qui lui fournissent la munition a une force de frappe supérieure à celle de cinq tireurs individuels. Au total, on peut dire qu'à considérer le nombre des hommes pouvant influer directement sur l'issue du combat, les deux armées étaient à peu près de la même force. En conséquence, l'issue du combat était très incertaine, si on partait de l'hypothèse que les deux armées étaient en bonne condition et qu'elles étaient pleinement rangées en bataille. Que quelque minutes aient suffi à décider de cette issue et que la bataille s'achève par l'anéantissement presque complet de l'armé bourguignonne qui, n'opposant pour ainsi dire aucune défense au cours du carnage auquel les Confédérés se livrèrent pendant les deux heures suivantes, abandonnèrent, d'après les estimations les plus prudentes 10000 morts sur le champ de bataille, - voilà qui fut presque incompréhensible aux contemporains et qui, aujourd'hui encore, doit nous frapper de saisissement, si nous essayons d'imaginer la réalité dans toute sa précision concrète. C'est à cette condition seulement que nous comprendrons le sens profond de l'inscription que, trois siècles plus tard, Albert de Haller conçut pour l'ossuaire de Morat:
Steh still Helvetier!
Hier liegt das kühne Heer, vor welchem Lüttich fiel,
und Frankreichs Thron erbebte.
Recueille-toi, Helvète!
Ci-gît l'audacieuse armée
qui fit tomber Liège
et trembler le trône de France.
Le siège et la bataille
d'après les trois enluminure de chroniques anciennes
Ce rappel de l'importance politique des guerre de Bourgogne et ce tableau des deux armée qui se sont mesurées sur le champ de bataille d Morat nous permettront de suivre les événements du 22 juin 1476 et des semaines précédentes tels que les chroniqueurs les ont reflété dans les trois images que nous avons retenues La carte (page 31) permettra de se faire un idée de la topographie; comme les images de la bataille, elle est orientée vers le sud-est; dans toute la mesure du possible, la carte reproduit le terrain tel qu'il se présentait au moment de la bataille. A cette époque-là, Morat n'était pas une étape sur la route de Lausanne à Berne. mais bien un port dans le réseau, alors assez important, des voies d'eau. On déchargeait à Morat des marchandises, par exemple le sel, les céréales et le vin de Franche-Comté et de la région du Léman, d'autres encore de Savoie; transportées par voie d'eau en passant par Yverdon ou Neuchâtel, ces marchandises, transbordées à Morat, étaient ensuite transportées par route à Berne ou à Fribourg. La route de Lausanne passait par Avenches, Villars-les-Moines, le plateau entre Burg et Salvenach, enfin Lurtigen, avant d'arriver au pont de Gümmenen. Le long du lac, il n'y avait pas de liaison routière digne de mention. Dès lors, si Charles choisit, pour sa deuxième intervention contre Berne, de s'installer devant Morat, ce n'est pas parce que Morat barrait la route menant à Berne, mais parce qu'une forte garnison installée à Morat présentait un grave danger pour le ravitaillement et les lignes de communication avec l'arrière d'une armée bourguignonne poursuivant son avance sur Berne.
Autre raison: en mettant le siège devant Morat, Charles voulait amener les Confédérés à
engager une bataille sur le terrain, bataille qu'il espérait gagner et qui lui aurait valu la soumission de la Confédération. Telle était l'idée qu'à plusieurs reprises, il a exprimée dans son entourage.
Battu à Grandson le 2 mars 1476, Charles avait regroupé ses troupes à Lausanne, complété tant bien que mal les effectifs, recruté de nouvelle troupes de mercenaires et comblé les pertes de son artillerie en puisant dans des réserves pour la plupart assez anciennes. A cette époque-là les Confédérés envahirent le pays de Vaud et installèrent à Fribourg une garnison, constituée par un contingent de 1000 hommes sous le commandement de Hans Waldmann. Berne et Fribourg s'assurèrent, de leur côté, Morat en installant 1500 Bernois et 80 Fribourgeois Adrien de Bubenberg fut nommé commandant de cette garnison. Si on ajoute les combattant fournis par cette cité, qui était encore savoyard l'année précédente, on peut admettre qu'Adrien de Bubenberg
disposait de 2000 hommes environ, dont un bon nombre de couleuvriniers. Morat était une vieille place forte que la Savoie négligeait. Il n'était guère probable qu'elle pût résister très longtemps à l'artillerie et aux troupes de Charles, qui avaient une grande expérience dans l'art de prendre une ville d'assaut. Peu de mois
auparavant, Charles avait contraint Grandson à se rendre et avait fait pendre aux arbres ou noyer dans le lac tous les hommes de la garnison, jusqu'au dernier. Au cours de son histoire, Morat avait dû se rendre à deux reprises: à l'empereur Conrad II en 1033/1034 et au roi Rodolphe de Habsbourg en 1283. La confiance placée en Adrien de Bubenberg n'était pas excessive. Au cours de années précédentes, il avait été à la tête du parti bourguignon et sa famille avait réussi à exercer une domination absolue sur la ville de Berne; il est bien possible que le commandement de la garnison de Morat lui ait été confié par ses ennemis et rivaux politiques dans l'idée qu'il rendrait service à Berne en retardant l'armée bourguignonne, mais aussi qu'il y laisserait la vie. Si Bubenberg, dans sa retraite résignée au château de Spiez, décida brusquement d'accepter la
mission qui lui était offerte, ce fus sans doute par bravade mais aussi parce qu'il voyait, dans cette occasion dangereuse, une chance de restaurer la puissance de sa maison par un fait militaire extraordinaire. C'est la seule manière d'expliquer l'extrême attention, l'esprit de suite, mais aussi la brutalité, avec lesquels il organisa la défense de Morat. Pour libérer le champ de tir, il fit abattre les maisons situés devant les remparts. Si on regarde la moitié droite de l'illustration du Schilling lucemois, on distinguera les ruines de l'hôpital détruit sur l'ordre de Bubenberg avec l'inscription «Der Spital». Pour obtenir les conditions d'un flanquement complet, on réalisa des lunettes isolées sur le terrain
devant les fossés: selon toute apparence, il s'agissait de remparts de poutrage avec des meurtrières. Dans le Schilling de Lucerne, on voit deux de ces ouvrages à l'ouest de la ville, dans la partie droite de l'illustration. En direction du lac, la faible fortification du «Ryf» (partie de Morat au bord du lac) était complétée par un autre ouvrage avancé en clayonnage rempli de terre ou de pierres: il figure dans l'illustration tirée de la Grande Chronique des guerres de Bourgogne. Devant les portes, on construisit des ouvrages avancés faits de hauts poteaux. On les voit dans le Schilling lucemois, mais particulièrement bien dans la Grande Chronique de
Bourgogne. Le port fut fortifié au moyen d'un rang de pilotis avec une ouverture (Schilling lucernois et Grande Chronique de Bourgogne). On rassembla dans ce port toutes les embarcations dont on avait besoin pour maintenir la liaison avec Berne par le lac. Les autres embarcations furent brûlées pour ne pas tomber aux mains des Bourguignons. De ce fait, on réussit ainsi à maintenir, pendant tout le siège, cette liaison par le lac. Cela étant, le bateau avec des pêcheurs que l'on voit dans la partie gauche du Schilling lucernois est de Morat. De grandes quantités de poudre et de provisions furent apportées. Lorsque le siège commença, Bubenberg fit prêter aux troupes et à la population un serment particulièrement rigoureux, puisqu'il menaçait de mort même celui qui aurait simplement émis l'idée d'une capitulation.
Le duc Charles et son armée quittèrent Lausanne le 27 mai. Il est possible que leur départ ait été signalé à Fribourg, Morat et Berne grâce à une chaîne de feux. On voit un de ces signaux dans l'image du Schilling lucernois d'après Bichler: dans la partie droite, une flamme s'élève entre deux sommets à l'horizon. Des comparaisons topographiques permettent de l'identifier comme étant le feu de Coussiberlé; il est signalé dans notre carte par la mention «Le signal». On voit que, dans son vaste panorama, Bichler avait donné un tableau synoptique des épisodes de chaque heure et de chaque journée
pendant le siège et la bataille. Après des étapes, parfois assez longues, à Morrens, Bioley-Magnoux et Montet, Charles atteignit Morat le 9 juin et, pour intimider la garnison, déploya toutes ses forces sur les versants du bois Domingue et de la colline des Vignes.
La garnison, dont certains éléments étaient encore en patrouille, brûla les villages devant la cité pour ôter tout abri aux ennemis, puis se replia dans la place forte, d'où elle accueillit les Bourguignons avec un feu roulant. Ce jour même, Berne fit parvenir à Morat cinq tonneaux de poudre et de viande.
Le lendemain commença l'installation du camp bourguignon. Malheureusement, les chroniqueurs l'ont décrite sans aucune précision, même s'ils ne contredisent pas vraiment les sources écrites. Mais les limites manquent de clarté, et les tentes apparaissent librement groupées. Or nous savons, par les sources, que chaque corps avait son propre camp et que les Bourguignons, suivant l'exemple des Romains de l'antiquité, installaient leurs camps selon une géométrie rigoureuse avec de larges voies se croisant à angle droit. Le quartier général de Charles, au sommet du bois Domingue, est présenté par le Schilling lucernois comme un bâtiment en bois, érigé selon la technique du poinçon et comportant même deux étages; comparé à d'autres représentations, il a ici un toit en pyramide, un peu trop pointu et trop haut, et des annexes sur les deux côtés visibles. La bande porte l'inscription «Herzog Kali(0)lus hus» (<Maison du duc Charles»). Sur les pentes nord et sud du bois Domingue et, particulièrement dans la dépression qui, au sud, s'oriente vers la colline
«Chliholz», se trouvait le camp du premier corps, «le camp du duc» (<des hertzogen legen> ), comme l'appelle le Schilling lucernois. Considéré comme réduit de l'armée bourguignonne, ce camp semble avoir été fortifié sur tout son pourtour, ce que les enlumineurs n'ont pas réussi à démontrer. Le bout de clôture qu'on distingue, dans le Schilling lucernois, entre le «hertzogen legen" et le «pasters legen", pourrait être un vestige de cette fortification intérieure du camp. Une autre clôture semblable apparaît sur l'arête sud-ouest de la colline du Chliholz chez Martin Martini, qui a probablement aussi emprunté ce détail au tableau de Bichler. Les sources, qui étaient surtout proches de la cavalerie des alliés, parlent d'un assaut donné à la barricade de chariots. De source bourguignonne aussi, nous savons qu'on avait l'habitude, pour fortifier le centre du camp, de l'entourer de chariots, dont certains avaient des parois de bois avec des meurtrières. Il semble que nos enlumineurs n'aient pas connu ces détails, si bien qu'ils n'ont pas songé à les
fixer par l'image. En revanche, nous voyons à l'intérieur du camp ce que toutes les sources sont unanimes à signaler: les grandes tentes rondes avec les insignes de l'Ordre de la Toison d'Or (croix de Saint-André faites de branches, parfois de flèches, briquet et silex avec des flammes). Une tente carrée symbolise les nombreuses tentes et boutiques. Il y a aussi, orientée vers le spectateur, une tente ouverte servant d'abri pour les chevaux.
Le deuxième corps, composé de mercenaires lombards, avait pour mission de bloquer la sortie ouest de Morat et avait installé son camp à l'intérieur et autour de Meyriez.
Soucieux de rendre toute l'horreur de certaines scènes, Schilling le Jeune n'avait plus de place pour les tentes, mais on les voit dans l'image de la Grande Chronique de Bourgogne et dans de nombreuses illustrations du Schilling bernois et lucernois. On devait certainement les voir aussi dans le tableau de Bichler, comme l'atteste la gravure de Martini. En désignant sous le nom de «Pfawem> (Faoug) le village détruit à droite de l'illustration, Schilling a été manifestement victime d'une erreur, dont l'explication est qu'il reprend le texte d'Etterlin. Celui-ci décrit notamment les scènes d'horreur qui se produisirent, lors de la poursuite, dans le village de Faoug. Vraisemblablement le tableau de Bichler ne comportait pas d'inscription ou celle-ci, était abîmée, si bien que Schilling prit pour Faoug le village placé tout à droite de l'image et où les
Confédérés s'abandonnèrent à leur fureur dans le camp des Lombards. Le témoin le plus sûr du côté bourguignon, l'ambassadeur et observateur milanais Panigarola, dit très claire ment que le deuxième corps campait à deux portées d'arc de la ville, ce qui convient très bien à Meyriez (env. 500 m).
Le troisième corps avait pour tâche de barrer la route par laquelle les Bernois pouvaient approcher; pour remplir cette mission, il édifia un long ouvrage fortifié, formant un angle rentrant dont le sommet se situait à peu près au passage de la route (voir la carte). A gauche, ce coude s'appuyait sur le «Burggraben>, fossé profond et boisé, et servait de retranchement à l'artillerie qui surveillait de flanc le terrain d'approche.
A droite, le coude faisait front devant les positions de l'infanterie, ayant moins le caractère d'une couverture que celui d'un obstacle de façon à permettre aux archers de déployer toute leur force. Les chroniqueurs suisses parlent d'une épaisse clôture verte devant les positions bourguignonnes. Peut-être avait-on renforcé une haie vive avec des poteaux ou des pieux. Peut-être aussi y avait-il déjà une clôture, comme elle apparaît dans l'image du Schilling officiel, où elle est couverte de buissons. Le Schilling lucernois représente aussi le bras du coude occupé par l'artillerie comme une Clôture. Le Schilling bernois présente une différence nette dans la construction: le côté réservé à l'artillerie y est figuré comme un retranchement fait de solides poteaux qui devaient protéger les artilleurs contre les flèches et les petits projectiles.
De manière très visible et suivant Bichler avec une fidélité évidente, le Schilling lucernois présente l'artillerie de campagne placée derrière les fortifications. Manifestement, il s'agit, dans la plupart des cas, de pièces d'un modèle assez ancien qui n'étaient plus en usage au temps de Schilling le Jeune. De droite à gauche, nous
reconnaissons d'abord deux couleuvrines sur des affûts fixes montés sur roues, pièces qui ne pouvaient être pointées verticalement. Un canonnier, à droite, est en train de s'occuper de la pièce. Il met vraisemblablement de la poudre dans le bassinet. Il y a un sac de poudre derrière les deux pièces. La pluie qui tombait ces jours-là rendit difficile la tâche de l'artillerie bourguignonne, car il fallait sans cesse décharger et recharger, la poudre devenant humide. Comme il fallait du temps pour charger, il fallait y penser avant que l'ennemi s'approche. Le canonnier qui se penche en arrière près de la
deuxième pièce semble précisément mettre le feu avec la mèche. Les pièces à gauche ont des affûts dits «bourguignons» qui permettent de régler l'élévation, mais, selon toute apparence, elles n'ont pas de roues. La pièce du milieu et celle de l'extrême-gauche semblent avoir un calibre respectable. Les canonnier donnent l'impression d'être justement en train de les pointer en se tenant sur les côtés. Derrière ces canons, flambe un grand feu destiné non seulement à réchauffer les canonniers trempés par la pluie, mais aussi à allumer les mèches à la moindre alerte. Près des pièces de gauche, on voit des boulets de pierre; celui qui est tout à gauche est entouré de bandes de fer croisées: on en trouve encore quelques exemplaires dans nos musées. Compte tenu de son adaptation au terrain, la ligne d'artillerie de la fortification devait avoir une longueur approximative de 300 m; dans le cas d'une disposition serrée, qui paraît plausible, elle devait comprendre 100 à 150 pièces.
La ligne de la clôture verte réservée à l'infanterie suivait, comme il est normal, la pente des petites éminences sur lesquelles se trouvent aujourd'hui les bosquets appelés Wilerholz et Birchenwald et qu'on ne retrouve dans aucune illustration du temps; il faut donc supposer qu'elles n'existaient pas. Sur ces sommités pouvait se déployer l'infanterie sur une longueur de 700 à 800 m selon nos estimations; cette position surélevée était recherchée par les archers, car elle permettait de contrôler
magnifiquement Ie terrain d'approche de l'ennemi. Jusqu'à présent, on n'était pas sûr de localiser avec précision les différents points de la bataille. Nous croyons y avoir réussi jusque dans le détail en analysant exactement les sources illustrées, surtout la gravure de Martin Martini. Force nous est ici de renvoyer à la bibliographie N° 6.
De toute évidence, Charles le Téméraire a adapté son plan normal de bataille aux conditions topographiques: au lieu de deux ailes, il a livré bataille sur une aile. Panigarola dit que le duc ne voulait laisser qu'un seul côté ouvert, par où il pourrait ou non marcher contre l'ennemi, ce
qui se rapporte évidemment au large champ ouvert de près de 600 m qui, à l'extrémité droite de la clôture verte, s'étend vers Salvenach: il était possible d'y masser, de manière inégalable toute la cavalerie lourde, prête à surprendre l'ennemi de flanc, lorsqu'il serait immobilisé par les feux croisés de l'artillerie et de l'infanterie. Le terrain choisi par Charles se prêta admirablement à la tactique qu'il avait prévu et à l'engagement de ses forces. Il avait toute les raisons d'avoir confiance, malgré les réserves de Panigarola qui désapprouvait le duc de s'entêter à poursuivre, pendant la
bataille, le siège de la cité avec une partie de ses troupes affaiblissant ainsi la position de son armée: Mais, d'un autre côté, même si Charles n'engageait dans la bataille que six des huit lignes, ces six lignes, une fois leurs positions occupées étaient parfaitement en état de déployer une puissance de combat effrayante pour l'époque et qui devait l'emporter sans peine sur un ennemi très supérieur numériquement.
A s'en tenir aux sources illustrées, il est difficile de localiser le camp du troisième corps. Il doit avoir été établi en retrait de la position de l'armée, le long de la route de Villars-les-Moines. La double page du Schilling lucernois montre des tentes dans le vallonnement situé au sud-est du bois Domingue. Aussi est-ce dans cette région que nous avons dessiné l'emplacement du camp du troisième corps, même si une étude critique de la réalité fait apparaître comme plus indiqué de le situer un peu plus au sud sur l'éperon. On a déjà songé à expliquer le nom de «Chantemerle» en rappelant que le commandant du troisième corps s'appelait le «comte de Marle.», de même que «Champ Olivier», au nord-ouest du bois Domingue, pourrait signifier "camp Olivier", d'après le nom d'Olivier de la Marche, un des officiers supérieurs de la maison du duc.
Placé sous le commandement du comte de Romont, beau-frère de la duchesse de Savoie et gouverneur du pays de Vaud, le quatrième corps . campait à Montillier (Muntelier) et devait bloquer la porte est de Morat, mais aussi, en même temps, la route basse pour Berne qui passait un peu au-dessus de la route actuelle de
Gempenach.
Dans l'atlas Siegfried, on trouve encore la dénomination «champ de la route de Berne» (Bernstrasse-Feld), qui rappelle cet ancien tracé; tout à gauche de l'enluminure du Schilling lucernois, on peut lire aussi «Die stras gan hem» («La route de Berne»). Au bord de la route est dessinée une petite église ou chapelle. Peut-être s'agit-il de l'ancienne église de St-Maurice, qui subsista près du cimetière de Montillier jusqu'en 1762. Avant les Zaehringen, c'était l'église de la cour royale qui se trouvait en cet endroit, église de la place forte de Muratum, que l'empereur Conrad prit et détruisit en 1033 ou 1034. Lors de la bataille, c'était encore l'église de la paroisse de Morat. L'église plus imposante à l'angle sud-est de la ville et dont le Schilling de Lucerne montre la tour avec ses quatre vigies n'était qu'une chapelle mariale. Elle ne devint église de la ville qu'après la Réforme. Dans son vaste panorama de la bataille, Schilling le Jeune appelle le camp de Montillier «des grafen von remung leger» et, pour préciser, il ajoute «das siechenhus» (l'hospice) avec sa chapelle, dont la situation à Montillier était connue. Le camp savoyard est aussi signalé par le drapeau, dont Schilling le Jeune confond les couleurs: au lieu d'une croix blanche sur champ rouge. avec un liseré bleu, c'est une croix blanche sur champ bleu avec un liseré rouge. C'est au ta bleau de Bichler vraisemblablement que sont empruntées la cuisine du camp (à l'extrémité gauche) avec les grandes chaudières, la scène de lessive et celle des latrines. Ces motifs se retrouvent, sous une autre forme, dans la gravure de Martini. Plus loin, vers l'est, le camp de Romont était sans doute fortifié grâce à une retenue du cours inférieur du Burgbach, fortifié aux moyen de poteaux.
Reste le corps de réserve qui comprenait les hommes de l'artillerie, 200 demi-lances, l'infanterie et 500 des 900 archers anglais. Commandé par le demi-frère de Charles, le Grand Bâtard Antoine de Bourgogne, chef de l'état-major du duc, ce corps de réserve était affecté au siège. Son camp est désigné par le Schilling Lucernois comme «le camp du bâtard» «des pasters leger») et se situe dans la plaine qui sépare le bois Domingue de la cité.
Pour suivre le siège de Morat jour après jour, il faut surtout se reporter aux comptes rendus de l'ambassadeur milanais Panigarola. Sous le tir des canons et des couleuvrines des défenseurs, il avait été tout d'abord impossible de s'approcher de la ville. Le 12 juin, Charles ordonna à ses officiers, sous peine de mort, de profiter de la nuit pour arriver au pied des deux portes. Les Savoyards du comte de Romont y parvinrent grâce à des tranchées, épisode que Bichler avait vraisemblablement retenu dans son tableau, puisqu'on le retrouve dans la gravure de Martini; mais il ne figure pas dans le Schilling de Lucerne. Par contre, les Lombards du deuxième corps durent, le matin du 13 juin, se retirer au sud-ouest de la ville, ce qui valut à leurs chefs d'amers reproches du duc.
Dans la nuit du 14 au 15 juin s'opéra, du côté des Savoyards, une dramatique mise en place de la lourde artillerie de siège, qui comportait notamment deux bombardes, plusieurs courtaults et de grandes couleuvrines. Sous le couvert de la nuit, on transporta ces tubes pesant deux ou plusieurs tonnes à 200 ou 250 mètres des remparts, que leurs projectiles pouvaient ainsi atteindre; on les monta sur des poutres, on les enterra et on les protégea avec des gabions et des
boucliers. Sur une feuille que nous ne reproduisons pas (p. 654), la Grande Chronique le Bourgogne montre fort bien les positions de cette artillerie avec ses fortification. Le Schilling lucernois ne fait que les suggérer en dessinant - trop près du lac - une grande bombarde sur une base de poutres fortement simplifile et une grande couleuvrine sur affût "bourguignon"; mais il ne signale pas la fortifiaction de ces positions. Cette même nuit, Charles inspecta l'artillerie ainsi mise en place, et le lende main, on commença à bombarder les remparts. Comme on peut le voir, aujourd'hui encore, sur les remparts reconstitués, ce bombardement
visait le tronçon séparant le clocher de l'église et la porte est. Le 17 juin, Berne manda à Lucerne que quelques tours et murs avaient été rasés. Ce détail se retrouve, avec quelques variantes, dans toutes les enluminures des chroniques qui montrent ce tronçon. Fut entièrement démolie la tour
semi-circulaire entre la porte et la chapelle de la Sainte Vierge, tour que l'on appela plus tard la Tour de la Poudrière. La tour des Chaudronniers, au nord de la porte, fut moins touchée; on la laissa en l'état, avec les
trous des boulets, dont on peut voir la trace encore aujourd'hui. En ce point, le tir s'est probablement arrêté peu de temps avant la bataille. Le 18 juin, les bombardes reprirent leur travail et ouvrirent une nouvelle brèche. Au soir du 18 juin, le corps du comte de Romant se lança à l' assaut. Les gens d'armes se livrèrent à l'assaut à pied, et il est attesté à plusieurs reprises que Charles faisait aussi combattre ses gens d'armes à pied. Au terme d'une lutte qui se prolongea jusqu'à une heure avancée de la nuit, les défenseurs finirent par l'emporter. Ils comblèrent tant bien que mal la brèche avec des poutres et des tonneaux remplis de pierres, comme le montre le Schilling lucernois.
D'après Panigarola, cet assaut coûta au comte de Romont 60 morts et 100 blessés. Le Schilling lucernois montre de nombreux morts dans la fosse devant la brèche. L'ouverture large comme une porte qui, dans le tableau de Bichler, se voit au clocher était peut-être une brèche et la poutre disposée au-dessus du fossé devait faciliter l'assaut des Savoyards. Schilling le Jeune y a vu à tort, la tour de la porte et un pont; en fait, la porte et le pont se distinguent plus au nord près de l'ouvrage avancé en bois, mais Schilling les a placés trop au nord-est. Lors de la reconstruction des remparts, on a emmuré quelques boulets de pierre des bombardes pour rappeler le siège peut-être aussi avec l'idée magique de renforcer le mur.
Même si l'assaut du 18 juin avait été repoussé, on pouvait s'attendre à ce que, dans peu de jours, d'autres tronçons des remparts s'écroulent. Les Lombards n'avaient pas réussi, dans la nuit du 15 juin, à s'approcher à distance suffisante des remparts, mais ils parvinrent au sud-ouest de la ville. Le 20 juin, Panigarola note qu'après une discussion avec ses officiers, Charles a décidé d'installer d'autres pièces d'artillerie sur un autre côté de la ville. En effet, une autre enluminure du Schilling lucernois (fol. 105b) et la gravure de Martini représentent des canons au sud-ouest de la ville. Ces canons devaient sans doute figurer dans le tableau de Bichler, mais ils ne doivent pas avoir fait beaucoup de dommages, à supposer même qu'ils aient été utilisés, car, à partir du 20 juin, les événements se précipitèrent.
Les Bernois portaient bannière: ils avaient levé 5000 hommes au moins et établi leur camp derrière la Sarine, à Gümmenen. Le 12 juin, des explorations bourguignonnes avaient attaqué les ponts de Gümmenen et de Laupen, donc un territoire confédéré, ce qui obligeait les autres cantons à envoyer un contingent. Le 19 juin, après l'annonce de l'assaut donné à Morat, le camp confédéré, où ne cessaient d'affluer les contingents, fut avancé, au-delà de Sarine dans la région d'Ulmiz. Les deux armées n'étaient plus séparées que par une bonne heure de marche. Le duc de Bourgogne lança à plusieurs reprises le signal d'alarme, faisant prendre à son armée ses positions, par exemple dans la nuit du 17 au 18 juin et le 21 juin, jour où l'armée bourguignonne dut rester sur ses positions des heures durant sous une pluie battante. Finalement, le duc, accompagné de quelques officiers, partit en reconnaissance du côté d'Ulmiz: comme il ne vit vraisemblablement qu'une partie du camp confédéré, il fut convaincu que ses ennemis n'étaient pas prêts à l'attaque. Aussi permit-il à ses troupes, fatiguées et démoralisées, de regagner le camp. Seul resta en position au point fortifié un guet important, commandé par Troylo et Guillard de Vergy. Il devait donc s'agir de deux ou trois compagnies d'ordonnance des deuxième et troisième corps, au total 1400 à 2100 hommes au maximum. Ce sont ces dispositions qui
décidèrent du sort de la bataille. Le 22 juin, Charles refusa obstinément d'accorder quelque crédit aux nouvelles l'informant d'une attaque imminente, tandis que les Confédérés, qui avaient prévu de passer à l'attaque le 21 juin déjà, reportèrent leur décision sur l'insistance des Lucernois surtout, et attendirent l'arrivée des contingents de Zurich et de la Suisse orientale, ainsi que de la cavalerie du duc de Lorraine et de la cavalerie autrichienne commandée par le comte Oswald von Thierstein. Le 21 juin, au soir, les Zurichois arrivèrent à Berne après avoir parcouru 130 km en deux jours et demi de marche forcée; ils continuèrent leur route jusqu'à Gümmenen et, le matin du 22 juin, ils entrèrent dans le camp d'Ulmiz, non sans avoir . laissé en arrière 600 hommes, qui n'avaient pas pu suivre une allure aussi rapide.
Voilà donc groupés les contingents de Berne, Zurich, Lucerne, Uri, Schwyz, Obwald, Nidwald, Glaris, Zoug, Fribourg, celui du comte de Gruyère, ceux de Soleure, du Valais, de Bienne, de La Neuveville, des villes et des évêques de Bâle et de Strasbourg, de la Thurgovie, de Baden, du Freiamt, de Colmar et Rottweil, plus les cavaleries lorraine et autrichienne, enfin le contingent fédéral supplémentaire venu de Fribourg, et c'est alors qu'on décida de passer à l'attaque le 22 juin au matin.
Manquaient à l'appel, parce qu'elles n'étaient pas arrivées à temps, les troupes de Schaffhouse, d'Appenzell, de l'abbaye et de la ville de Saint-Gall, de Neuchâtel, les combattants à pied
d'Autriche, de Lorraine et des villes alsaciennes, de même que les Zurichois qui avaient pris du retard.
C'est dans la clairière de Lurtigen que l'armée fut disposée pour l'attaque. Les historiens récents ont vu
trop de tactique moderne dans la bataille de Morat. Dans les sources, y compris les rapports des commandants, on ne trouve pas trace d'un véritable plan de bataille qui aurait eu pour objectif déclaré d'encercler l'ennemi et de l'acculer au lac. Cela se passa bien ainsi, mais tout simplement parce
que le gros des Bourguignons, loin d'être en position, se trouvait encore non armé dans le camp. A vrai dire, on ne chercha pas non plus à créer la surprise. Après le départ d'un fort contingent d'exploration, composé de la garnison supplémentaire de Fribourg et d'une bonne partie de la cavalerie, qui, s'étant avancé jusqu'à la lisière du bois, observa les positions bourguignonnes et, du reste, fut remarqué par les ennemis, on perdit encore plusieurs heures à l'adoubement, que le plus ancien des chevaliers, le comte Oswald von Thierstein, donna à de nombreux nobles, parmi lesquels le jeune duc de Lorraine, et à des commandants confédérés. Cela fâcha les soldats, qui voulaient marcher à l'ennemi, et il est vrai qu'à nos yeux, ce cérémonial était insensé, si on songe que, pendant ces précieuses heures, l'armée des Bourguignons aurait pu, tout entière, prendre ses positions. Cette perte de temps aurait pu coûter aux Confédérés et à leurs alliés la perte de milliers d'hommes atteints par la pluie des flèches des archers anglais et bourguignons, elle aurait peut-être pu leur coûter la victoire. Mais le sort en décida autrement.
Charles n'alerta pas son armée, quoique Vergy et Troylo eussent entendu, au matin de la bataille, «merveilleux bruict d'ennemis ».
On s'est aussi vainement demandé qui était le grand capitaine qui avait organisé la victoire de Morat et y avait conduit l'armée. C'est là une manière moderne de penser. Ce capitaine n'a pas existé. A
grand-peine, le conseil de guerre avait fini par s'entendre sur une conception commune, se penchant moins sur
les opérations que sur la question de savoir qui occuperait quelle place dans le dispositif de combat. Car c'est de ce point que dépendait la perspective d'un butin plus ou moins intéressant. Le soin de disposer l'armée fut confié à un homme qui passait pour avoir l'expérience des campagnes militaires, le chevalier Guillaume Herter von Hertenegg, qui était arrivé avec le contingent de la Basse Ligue, alliance de l'Autriche avec les villes d'Alsace et d'autres villes du sud de l'Allemagne. Peut-être cet homme fut-il choisi parce que les commandants confédérés ne voulaient pas confier ce poste à l'un d'entre eux. Tout cela ne signifie pas que la guerre moderne n'exige pas une forte personnalité au commandement. Cela signifie seulement qu'il ne faut pas se servir de la conduite de la guerre des anciens Confédérés pour en tirer des
conclusions valables aujourd'hui. La façon dont les anciens Confédérés faisaient la guerre souffrait réellement d'incroyables lacunes, mais les cantons comptaient tant d'hommes animés par la volonté de se battre qu'en dépit de ces lacunes ils pouvaient l'emporter. C'est ainsi qu'il faut juger cette matinée, invraisemblablement perdue, du jour de la bataille.
On marcha de front vers l'ennemi par le chemin le plus court, en s'avançant le long de la route et parallèlement à elle, On constitua vraisemblablement semblablement trois bataillons: l'avant-garde, le gros de l'armée et l'arrière-garde. L'existence de cette dernière n'est guère attestée; à vrai dire, elle
n'est mentionnée que par Diebold Shilling l'Ancien; mais l'arrière-garde doit avoir été formée, en raison du grand nombre de combattants. L'avant-garde devait, de toute évidence, faire une percée en s'emparant de la position fortifiée sur l'axe de la route. Aussi l'avait-on formée des meilleurs hommes: la masse des piquiers et, sur l'aile droite, tous les couleuvriniers et arbalétriers, au total près de 5000 hommes. Les tireurs avaient pour mission de tirer sur l'artillerie bourguignonne. Comme signes de ralliement, on ne donna à l'avant-garde que la bannière de Thoune et celle de l'Entlebuch, ainsi que les fanions des tireurs.
Voici l'explication: dans la bataille, on veillait jalousement sur les privilèges de la bannière; seules étaient déroulées les bannières principales des villes et pays souverains; le pouvoir de commander et
l'autonomie des entités inférieures, villes rurales, vallées, corporations, étaient supprimés, ce qui est prouvé par le fait que leurs bannières restaient enroulées: elles ne flottaient qu'en marche et dans le camp. Mais "Thoune et l'Entlebuch avaient la prérogative de s'engager dans la bataille bannière au vent. Attribuées à l'avant-garde, elles ne flottaient pas, dans le gros de l'armée, à côté des bannières des cantons souverains. On évitait aussi de créer une quelconque inégalité entre ces derniers en attribuant l'une ou l'autre de leurs bannières à l'avant-garde, ce qui aurait pu peut-être passer pour une faveur. Dans la bataille, les bannières étaient disposées selon des considérations particulières et non pas pour marquer la place des
troupes. L'avant-garde comprenait non seulement des gens de Thoune et de l'Entlebuch, mais aussi, comme l'écrit Schiling, «ein trefflicher Zug von allen Eidgenossem » ( un corps excellent recruté
parmi tous les Conféderés), donc des combattant d'élite, parmi lesquels on trouvait d'après d'autres indications, des Bernois, des Fribourgeois et des Schwytzois.
A gauche de l'avant-garde fut disposée toute la cavalerie, forte de 1100 chevaux, avec les étendards de Lorraine (blanc avec la représentation de l'Annonciation), de l'Autriche (rouge, blanc, rouge) et de Strasbourg (blanc avec bande diagonale rouge).
En retrait sur la gauche fut formée la masse de l'armée, s'avançant en coin, les deux fronts du coin étant formés (chacun?) de 1000 longues piques. Au centre de cette masse, on groupa les bannières de
tous les cantons et alliés avec la plupart des hommes moins entraînés à la guerre, hallebardiers, porteurs de haches de guerre, de marteaux de Lucerne et autres armes d'hast. Cette masse armée ne doit pas avoir compté bien plus de 10000 hommes, ce qui accrédite la version de Schilling, selon laquelle on forma aussi une arrière-garde. Par la suite, lors des campagnes dans le Milanais, on ne forma jamais non plus des carrés supérieurs à 10000 hommes. Si, comme nous l'apprennent des règlements plus tardifs, il fallait à un piquier 3 pieds (env. 90 cm) de front et 7 pieds de profondeur (env. 2 m), cela signifie qu'un
bataillon formé de 100 X 100 hommes occupait un terrain de 90 à 200 m 2, surface très petite lorsqu'on se rappelle qu'en comparaison, la ligne de bataille de l'infanterie bourguignonne avait, à elle seule, une
longueur évaluée à 700 ou 800 m. Venait-il à rencontrer un obstacle ou l'ennemi, le bataillon se resserrait, devenait encore plus compact et n'occupait plus peut-être qu'une profondeur de 70 m.
La pluie cessa de tomber l'après-midi. L'armée s'avança à travers la forêt. Les sources
iconographiques montrent que les longues piques étaient traînées pour qu'elles ne s'accrochent pas aux
ramures. A l'époque, la lisière devait se trouver quelque 500 m plus à l'ouest qu'aujourd'hui. A la sortie du bois, face aux positions bourguignonnes, les combattants firent la prière. Comme beaucoup de témoins le
rapportent, le soleil traversa les nuages à ce moment-là, ce qui fut interprété comme un signe
annonciateur de la victoire. Ceux qui étaient au tout premier rang, manifestement des tireurs combattant en tirailleurs, commençaient déjà à se livrer à des escarmouches. Les cavaliers s'étaient trop avancés et
durent attendre dans un champ l'avant-garde. Alors l'artillerie bourguignonne se mit à tonner, et les
Confédérés ripostèrent. D'après les rapports des commandants zurichois, les Confédérés avaient amené, eux aussi, de nombreuses pièces de campagne, qui avançaient probablement à l'aile droite, avec les tireurs, pour faire feu sur les canons bourguignons. Mais la Grande Chronique de Bourgogne (p. 654) montre aussi deux couleuvrines de campagne qu'on met en place du côté de la forêt au-dessus des positions du gros de l'armée. Ou bien ils devaient tirer devant la ligne des attaquants, ce qui supposerait une portée d'un kilomètre au maximum, ou bien ils étaient destinés à empêcher, par un bombardement frontal, l'avance de l'infanterie ou de la cavalerie bourguignonnes. A cause de la canonnade, une épaisse fumée de poudre enveloppa tout le champ de bataille. Les projectiles atteignirent la cavalerie des alliés. Etterlin, qui était à
l'avant-garde, vit des cavaliers dont le corps fut coupé en deux ou la tête emportée par des boulets. Mais,
d'une façon générale, le tir était trop haut et ne provoqua pas de trop graves dommages.
L'ordre adopté pour l'attaque est reconnaissable dans ses grandes lignes dans l'illustration du Schilling lucernois: l'avant-garde y apparaît en carré; tireurs et cavaliers ont été manifestement victimes de la simplification; l'étendard de Strasbourg s'est transformé en bannière carrée des gens à pied; une petite tache bleue sur du blanc est tout ce qui reste de la Lorraine, une tache noire sur fond rouge rappelle la bannière de l'Entlebuch; à l'arrière, on voit une série de fanions triangulaires, la plupart en bleu et blanc, qui signalent les tireurs de Lucerne, Zurich et Zoug. Le grand bataillon avec les bannières est en
train de sortir de la forêt. La forme en coin a été mise en valeur, mais on voit moins bien que cette masse est échelonnée vers la gauche en arrière: Elle suit directement l'avant-garde. Voici comment Panigarola, qui s'avança à ce moment-là jusqu'aux positions de l'armée, vit l'attaque: tout d'abord, la grande masse et ses
nombreuses bannières, qui étaient à droite pour lui, puis, plus bas, une masse plus petite et, entre les deux, la cavalerie. Il semble bien que Panigarola ne pouvait apercevoir pendant quelque temps l'avant-garde, cachée par la bande boisée du Burggraben. On reconnaît aisément, chez le Schilling
lucernois, les bannières des cantons confédérés: au premier rang, Uri, Berne, Obwald (rouge-blanc), Schwyz,
Lucerne (blanc-bleu horizontal, car la bannière était réellement ainsi à l'époque); au milieu, Glaris; au dernier rang, Fribourg, Soleure et Bâle. A gauche, à côté de l'armée rangée en bataille, les joueurs de trompes et autres instrumentistes sonnant le signal; au premier rang, un trompette à cheval de Berne, puis deux
joueurs de trompes en bleu et blanc, sans doute des Lucernois, enfin le taureau d'Uri. A droite du grand
bataillon, les officiers supérieurs approchent à cheval.
L'enluminure du Schilling officiel représente avec précision dans les détails la percée opérée dans la position fortifiée. A l'angle de cette position, l'avant-garde, en formation serrée, profite d'une brèche
pour avancer contre l'ennemi, lui présentant le côté étroit, corps contre corps, la pique en position à
hauteur de l'épaule. On reconnaît le fanion de l'Entlebuch avec un hêtre sur fond rouge et la bannière de Thoune, bande blanche avec étoile dorée sur fond rouge. (le fanion jaune appartient sans doute à une formation de tireurs, lesquels ne sont pas représentés. Plus à gauche, à travers une autre ou ouverture de la clôture verte, on voit la cavalerie alliée avec les étendards déployés de Strasbourg, de la Lorraine et de l'Autriche.
D'après (le texte de Schilling l'Ancien, ce ne fut pas chose aisée que de forcer le passage à travers cette clôture. Le premier assaut ne suffit pas. L'avant garde dut se replier, puis forcer le passage à pied et à cheval en empruntant un chemin étroit, ce qui lui coûta des pertes. Une autre source, Knebel, chapelain de Bâle, rapporte que le landamman de Schwyz, voyant l'inutilité d'un assaut frontal, contourna l'obstacle en utilisant la pente de la colline. Cet épisode s'inscrit parfaitement dans la lutte dramatique qui s'engagea
autour de la clôture verte. Les Schwytzois, habitués aux terrains difficiles, s'esquivèrent sur la droite, traversèrent la fosse boisée dite Burggraben et attaquèrent de flanc les canonniers bourguignons: on voit cet épisode à l'extrême gauche de l'enluminure du Schilling lucemois: quelques combattants sortent en essaim du bois et se jettent sur les canonniers bourguignons. Le Schilling bernois montre aussi des combattants isolés qui attaquent de front les défenses de l'artillerie. De toute évidence, le combat se transforma ici en actions isolées. La situation était désespérée pour les Bourguignons. C'est lors de la canonnade au plus tard que l'alarme fut donnée dans le camp. Mais on peut penser que le temps ne suffisait plus guère pour armer les gens d'armes et les faire monter à cheval. Dans le combat de la
clôture verte, on ne disposait guère de plus de 300 cavaliers bourguignons, 900 archers et 600 à 700 fantassins, auxquels faisaient face 1100 cavaliers alliés et 5000 piquenaires et tireurs. Les sources suisses ne mentionnent pas du tout les archers bourguignons, qui auraient pu être si dangereux; devant un ennemi supérieur en nombre, ils prirent certainement la fuite engagés dans un corps-à-corps auquel leurs armes à longue portée ne les prédisposait pas. La cavalerie bourguignonne fit preuve de vaillance, se servant
des ouvertures laissées à cet effet, sans doute, dans la position fortifiée, pour charger l'ennemi, mais elle était trop faible pour réussir. Panigarola vit aussi que, dans les combats individuels, les combattants
confédérés réussissaient à parer habilement les coups des cavaliers. Selon toute
vraisemblance, les Confédérés ne se battirent au corps-à-corps qu'avec les cavaliers seulement, ce qui explique que la plupart des illustrations des chroniques suisses ne montrent, derrière la clôture verte, que des cavaliers bourguignons, d'où l'idée erronée que l'armée bourguignonne ne comptait que des cavaliers. Dans le Schilling lucernois, le gros de l'armée bourguignonne derrière la clôture verte se compose sans doute en
majeure partie de gens à pied, mais ce pourrait être le fait d'une négligence dans la copie du tableau de Bichler: en effet, ces fantassins portent des lances, alors que, chez les Bourguignons, cette arme était surtout celle des cavaliers. En fait, les enlumineurs ne réservent qu'une place secondaire à la présence des archers du côté bourguignon: par exemple, le Schilling de Lucerne ne montre que des archers isolés çà et là. C'est d'autant plus curieux qu'à Saint-jacques-sur la Birse, les Confédérés avaient appris à connaître la redoutable puissance de cette arme. L'avait-on oubliée trente-deux ans plus tard? Les Confédérés s'exposaient-ils au danger dans une sorte d'inconscience ou bien pouvaient-ils tabler sur la lâcheté des archers bourguignons qui abandonnèrent le champ de bataille avant même qu'on vînt au
combat?
Dans l'intervalle, le gros de l'armée confédérée, placé plus à gauche, s'attaquait de front à l'obstacle. Le Schilling bernois nous le montrl avançant par une dépression dans sa formation échelonnée. Les hommes du coin avancé traînent encore leurs longues piques. Les bannières sont disposées un peu autrement, ce qu montre que, sur ce point, les dessinateurs
prenaient quelques libertés. On reconnaît à l'avant Schwyz et Berne, suivis d'Uri, Zurich et Glaris, puis de Zoug, Obwald et Lucerne. Dans les rangs, on voit un joueur de trompe et, plus " l'arrière, un tambour. Le gros des troupes ne semble pas s'être heurté à une véritable résistance. Le chroniqueur zurichois Edlibach, qui en faisait certainement partie, décrit en ces termes le combat de la clôture verte: «les Confédérés ont percé de tous les côtés ta clôture verte et l'ont enfoncée».
Panigarola, toujours soucieux de mettre en relief les faits et gestes des condottieri et des troupes de Lombardie, dit que l'énergique vétéran Troylo réussit encore à regrouper près de 4000 hommes sur une
éminence orientée vers la ville pour les conduire au combat. Ce regroupement a dû s'opérer sur la légère éminence où se trouve aujourd'hui la ferme d'Ermelsburg et par où passait une des deux anciennes routes de Morat sur le plateau. Là, derrière l'angle de la ligne fortifiée, se trouvait vraisemblablement le lieu où les sections du deuxième corps affectées à la bataille avaient reçu l'ordre de se rassembler lorsque l'alarme serait donnée. Le Schilling lucernois montre ce regroupement à droite, un peu à l'arrière de l'artillerie. Dans la gravure de Martini, qui reproduit mieux la disposition d'ensemble telle qu'on la voyait dans le modèle laissé par Bichler, il est aisé d'identifier ce point en même temps que la route qui
monte.
Dans le "Schilling lucernois, où l'image est très serrée, ce point est placé trop à droite et sa position par rapport à Morat n'est pas correcte. Mais, si on revient à la gravure de Martini, l'identification ne fait aucun doute. Dans le Schilling bernois aussi, on voit deux troupes de cavaliers bourguignons: Celle d'en haut, que l'on voit attaquée par l'avant-garde confédérée, avait pour tâche de couvrir la position fortifiée.
Celle d'en bas, derrière l'artillerie, était sous les ordres de Troylo: on y voit l'étendard avec .la croix de Saint-André que le duc avait attribué, en 1474, à la XIIIe compagnie d'ordonnance, mais il est possible que Schilling n'ait représenté cet étendard que parce qu'il a fait partie du butin des Bernois; dans plusieurs de ses enluminures, c'est le seul étendard qu'on voie avec des saints dans les armoiries. Aussi n'est il pas certain que la bannière savoyarde (rouge avec une croix blanche allant jusqu'aux côtés) dans cette troupe
ait été peinte par Schilling intentionnellement ou accidentellement. Cela signifierait que cette troupe rassembla aussi les hommes prêts à intervenir du quatrième corps, ce qui est tout-à-fait plausible, car, sans eux, Troylo aurait à peine pu réunir 4000 hommes. Quoi qu'il en soit, ils ne pouvaient pas opposer une résistance véritable aux 15000 Confédérés au moins qui avaient réussi entre-temps la percée à
travers la position fortifiée. La troupe de Troylo fut entraînée dans la débandade générale. D'après le
Schilling bernois, c'est à ce moment-là que l'ordre de bataille confédéré se rompit et, pareil à une avalanche, emporta tout sur son passage, du camp jusqu'au lac; dans le camp des Lombards et à Faoug, où des troupes s'étaient enfuies, se déroulèrent toutes ces scènes d'horreur et de mort que les poète du temps chantèrent non sans une maligne complaisance, relatant comment les Bourguignons se réfugiaient dans les maisons et les fours, grimpaient sur les arbres, d'où on les faisait tomber avec les piques, à moins qu'on ne les tirât comme des oiseaux; puis comment d'autres brûlèrent dans les maisons tandis que d'autres, en quantité innombrable, saisis de panique, se jetaient dans le lac, les cavalier avec l'espoir de gagner l'autre rive à la nage. Mais la garnison de Morat sortit alors avec deux embarcations pour tuer encore, dans le lac, ceux qui n'étaient pas déjà noyés; enfin, Bubenberg fait sortir, par la porte, un détachement qui court au camp lombard. Il est certain que ces scènes prenaient une grande place dans le tableau de Bichler, et l'illustrateur de la Grande Chronique de Bourgogne, qui s'est fortement inspiré de lui, dépeint, dans l'image que nous reproduisons, toutes ces scènes avec naïveté, fraîcheur et candeur, en se plaçant au point de vue du simple valet de guerre qui était là et qui, s'il n'a pas tout vu de ses propres yeux, se reporte aux récits de ceux qui ont pris une part directe aux événements. Dans l'image qui y correspond (p.378) et que nous ne reproduisons pas, le Schilling officiel a une tout autre vue des choses, officielle en quelque sorte, celle d'un chef. On ne voit que les scènes sur le lac. Les autres
manquent. En revanche, on voit encore des troupes en bon ordre, un événement qui continue à se dérouler de manière ordonnée. A l'arrière-plan, Charles s'enfuit avec le gros de son premier corps, poursuivi par les cavaleries autrichienne, lorraine et strasbourgeoise, que suit le gros de l'armée
confédérée avec les bannières: ce dernier semble s'approcher du lac en amont. Ces différences sont curieuses. L'Image d'un déroulement ordonné de la bataille se retrouve surtout dans les rapports émanant
des cavaleries autrichienne et strasbourgeoise; ces rapports font état aussi d'un combat pour le rempart de chariots qui protégeait le camp intérieur du Téméraire, d'un autre combat pour la possession d'un pont, où les Bourguignons ont tenté d'arrêter leurs poursuivants. L'hypothèse la plus plausible est qu'il s'agit du pont de Chandossel, car l'ancienne route allait de Villars-les-Moines à Avenches. Ces deux événements sont confirmés par les sources bourguignonnes, qui relatent que les archers anglais auraient encore offert quelque résistance et perdu plusieurs chefs importants; Panigarola mentionne aussi le combat du pont. Il semble donc qu'une fois la percée réalisée, la charge principale du combat ait reposé sur la cavalerie des alliés, pendant que les Confédérés, tuant et pillant, envahissaient le camp bourguignon.
Ainsi, le Schilling lucernois, qui reprend, il est vrai, l'essentiel de la disposition de Bichler, représente le duc regroupant des hommes sur les hauteurs des Vignes pour fuir et consacre au dessous un huitième de son image à dépeindre avec complaisance une foule de figures qui, à Faoug et dans le camp des Lombards (<Lamparterlager»), se livrent à la tuerie, conformément au récit d'Etterlin. Du reste, Etterlin mentionne, sans jalousie, les exploits de la cavalerie alliée, tandis que Schilling l'Ancien, rédigeant évidemment une version officielle, s'efforce de souligner le plus possible le rôle des Confédérés dans la poursuite, écrivant que la troupe avec les bannières, après avoir traversé le camp du duc, s'est lancée à la poursuite des ennemis derrière la cavalerie. C'est ainsi que, dans l'illustration de la page 378 et en contradiction avec ce qu'il a écrit, il montre qu'après la percée de la clôture verte, l'ordre de bataille n'a pas été rompu. Nous admettrons que les commandants énergiques ont réussi à garder autour des bannières une partie du moins de leurs hommes devenus féroces et à les lancer dans la poursuite. Dans sa gravure, Martini consacre une large place, à l'arrière-plan de toute la partie droite, à la poursuite par la cavalerie et par la masse des Confédérés avec leurs bannières. Mais nous ignorons si ce détail se trouvait déjà dans le tableau de Bichler ou s'il été ajouté par Martini.
Quelqu'un fut oublié dans cette bataille: le comte de Romont. Il se trouvait encore avec ses hommes à l'est de la cité. Quand la bataille eu déferlé sur les hauteurs, que l'armée fut lancée à la poursuite de l'ennemi ou qu'elle sévit dan le camp des Lombards à l'ouest de Morat, Jacques de Romont fit encore mettre le feu aux bombardes chargées pour une canonnade d'adieu et lancer des boulets de pierre sur la cité pour
impressionner la garnison; puis il rassembla ses hommes sur la hauteur où passe la petite route de Burg et commença sa retraite, sans être importuné le moins du monde, en direction du pays de Vaud en passant entre Morat et Fribourg. Le regroupement de Romont se voit dans le panorama du Schilling lucernois, à l'extrême gauche de l'image. L'inscription est abîmée: «Des grafen von remung ...» «(... du comte de Romont»).
Ici prend fin la relation de la bataille d'après les trois enluminures que nous avons choisies. Dans d'autres, les chroniqueurs poursuivent ce récit macabre jusqu'à sa conclusion: comment les Confédérés, après la poursuite, reviennent sur le champ de bataille, prennent possession de la cité des tentes, puis, après une action de grâces, conformément à une coutume vénérable, demeurent trois jours entiers sur le champ de bataille, s'adonnant aux plaisirs de la table, à ceux de la boisson et à ceux que pouvaient leur dispenser les trois mille femmes du camp. Il faut essayer de se représenter cette scène exubérante et effrénée qui se déroule sur un sol trempé par la pluie et le sang, au milieu d'une dizaine de milliers de cadavres bourguignons, jusqu'à ce qu'enfin, on enterre ceux-ci dans deux fosses communes à l'endroit où s'est dressé plus tard l'ossuaire de Morat et où, aujourd'hui, l'obélisque rappelle la bataille. "Pendant ces trois jours, nous sommes restés sur le champ de bataille par mauvais temps et dans la puanteur des blessés et des morts», écrivirent les chefs lucernois à leur Conseil. Quand on eut fini de s'entendre sur le partage du
butin, l'armée se divisa: les professionnels» et leurs chefs traversèrent le pays de Vaud, incendiant et pillant ce qui leur tombait sous la main, et arrivèrent à Lausanne, où ils avaient été précédés par le comte de Gruyère et les hommes de Gessenay; les autres, après ce bref épisode sur le champ de bataille de Morat, s'en revinrent chez eux pour redevenir des paysans et des artisans paisibles.