PUBLICATION DU CENTRE D’ETUDES BOURGUIGNONNES (XIVe-XVIe s.)
N°18 – 1988 
RENCONTRES DE MILAN (1er au 3 octobre 1987) : « Milan et les Etats bourguignons : deux ensembles politiques princiers entre Moyen Age et Renaissance (XIVe – XVIe s.) » 
LOUIS-ÉDOUARD ROULET Universités de Neuchâtel et de Berne


ASPECTS DE LA DIPLOMATIE DES LIGUES FÉDÉRÉES A L'ÉPOQUE DES GUERRES DE BOURGOGNE

    Il peut paraître utile d'introduire la présente communication par trois remarques. La première concerne la durée, la deuxième le contenu, la troisième ­l'angle de vision, ou l'angle d'approche des problèmes qui sera mien. Au sujet de la durée, ma position demeure simple. On m'a accordé une  demi-heure, et je m'y tiendrai. Mais cela signifie que mon exposé sera relativement touffu, dense et je m'en excuse par avance. La raison en demeure que la matière apparaît vaste, étendue, difficile à résumer, et c'est là ma deuxième observation. Quant à la troisième, je tiens à préciser que j'aborderai dans l'ordre, la délimitation chronologique, l'analyse du terme de diplomatie, dans le contexte de l'époque, une présentation succincte des Ligues confédérées de ce temps, l'engagement de Berne dans le conflit, que je tenterai, pour conclure, d'établir un bilan, si incomplet soit-il 1.
    La délimitation chronologique ne pose point problème. Je la fixe en fonction de l'histoire suisse et non pas d'après celles de France ou de Bourgogne
. Je prends pour point de départ l'insertion, en 1474, des Ligues dans la coalition anti-bourguignonne, voulue et tissée par Louis XI, et pour point final la conférence de paix de Fribourg, en 1476, conférence qui met fin au conflit entre la Savoie et les cantons, après Morat. Je ne ferai qu'esquisser ce qui précède, à savoir les alliances nouées avec les villes d'Alsace qui mènent à la campagne dite du Sundgau, et ce qui suit, à savoir les rivalités à propos de l'attribution de la Franche-Comté. La bataille de Nancy, tient une place importante dans l'histoire du service étranger, mais n'intéresse ­pas l'histoire diplomatique dans la mesure où elle n'a point entraîné de rapports politiques suivis avec la Lorraine 2.
    S'il demeure facile de circonscrire chronologiquement mon sujet, j’éprouve une difficulté plus grande à cerner le terme de diplomatie, et à le situer dans son temps. Le terme, bien qu'utilisé très fréquemment depuis longtemps, apparaît en ce sens ambigu qu'il contient plusieurs signifiés. Le premier qui vienne à l'esprit, le plus courant, le plus commun aussi, se situe au plan de la politique étrangère, dans les rapports


1 Concernant la bibliographie de la période traitée, cf. Handbuch der Schweizergeschichte,
Zurich, 1972.
2 Cinq-centième anniversaire de la bataille de Nancy
(1477), Actes du colloque organisé l’institut de recherche régionale en sciences sociales, humaines et économiques de l'Université ­de Nancy II, Nancy, 1979.


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avec les autres pays, avec les autres puissances. D'ailleurs la notion de relations diplomatiques, notion utilisée s'il en est, souligne l'importance des contacts, des échanges bilatéraux ou multilatéraux, toujours dans un contexte de non-belligérance, et s'oppose à l'affrontement armé. Mais l'action diplomatique ne se limite pas au dialogue. Elle apparaît monologue en ce sens qu'elle prépare l'action qui va suivre. Il y a, en politique étrangère, comme en politique intérieure, un processus de décision - pour utiliser l'expression chère aux politologues
- qui, quelle que soit l'époque ou quel que soit le pays concerné, obéit en quelque sorte à un modèle d'enchaîne­ment. Entrent dans ce modèle le poids de l'histoire spécifique, les apports des temps présents, l'influence personnelle des dirigeants, l'information et le renseignement, l'appréciation des données, la décision elle-même, son exécution, enfin son contrôle. Si cet enchaînement, dans un certain sens obligé, apparaît régulier, sans référence à la période ou à la nation en cause, il en va tout autrement lorsqu'il s'agit de donner une consistance docu­mentée à cette démonstration cartésienne. Ici le moyen âge demeure infiniment plus avare de confidences que l'époque contemporaine. Et même pour le moyen âge, la moisson se révèle plus abondante dans tel pays que dans tel autre. Il devient possible, après coup, non seulement de reconsti­tuer les éléments qui motivent et permettent de comprendre l'action diplo­matique d'un Louis XI, non point uniquement par un raisonnement basé sur les événements eux-mêmes, mais aussi par le document, et ceci dans la mesure où la royauté de ce temps prend conscience et prend acte de ce qu'elle est et de ce qu'elle fait. Il en va tout autrement pour les Ligues confédérées. Certes, c'est précisément à l'époque des guerres de Bourgogne qu'est rédigé ce qu'on appelle «le livre blanc de Sarnen»3 chronique anonyme qui narre, de façon mi-légendaire, mi-véridique, la naissance de la Confédération primitive, deux siècles plus tôt. La circonstance chrono­logique bien sûr n'apparaît pas fortuite. Mais la prise de conscience de constituer désormais une entité politique, sur l'échiquier européen, se limite à cette recherche d'identité. Elle n'apparaît point vraiment au plan de l'écrit contemporain. La chronique de Diebold Schilling 4, par exemple, riche de renseignements précis, remarquable par ses illustrations, demeure stricte­ment ponctuelle. Ses enchaînements de cause à effet se révèlent pauvre­ment linéaires, courts, immédiats, toujours rapportés aux événements eux-mêmes, jamais à leur interprétation. Les recès de la diète, réunion des ambassadeurs ou représentants des cantons, nous fournissent des infor­mations nombreuses et irremplaçables quant aux mesures prises. Vous y chercherez vainement les traces d'une politique à moyen, pour ne rien dire d'une politique à long terme. Il en résulte que la reconstitution de la diplo­matie des Ligues confédérées, après-coup, pour l'époque des guerres de Bourgogne, doit s'accompagner de prudence dans la mesure où la déduc­tion basée sur les événements eux-mêmes demeure plus grande, et la preuve par les pièces d'archives moins fréquente qu'on le souhaiterait 5.

3 Das weisse Buch von Sarnen, herausgegeben von H. G. WIRZ, Aarau, 1947.
4 Diebo1d SCHILLING, Berner Chronik, Bern, 1945.
5 Hektor AMMANN, Die Bedeutung der Burgunderkriege für die Schweiz, in Rheinis­che Heimatbliitter 4, 1927.

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    Le processus de décision, qui détermine l'action diplomatique, n'obéit pas seulement à sa logique interne. Il s'inscrit bien sûr et dans son contexte chronologique et dans son cadre institutionnel. La différence d'un pays à l’autre peut résider à la fois dans le degré de centralisation du pouvoir, comme dans la nature du régime. Partons de l'hypothèse qu'à l'époque, le royaume de France ou le duché de Milan forment des unités, les pays de Bourgogne une entité et les Ligues confédérées une diversité. L'hypothèse est à la fois fausse et juste. Fausse pour celui qui se limite à l'étude de l'histoire politique interne de ces pays. Acceptable dès l'instant où l'on applique un procédé comparatif et en ne confondant point l'intention diplomatique et son exécution. A Paris ou à Milan, l'intention diplomatique appartient au roi ou au duc, plus ou moins influencé par son entourage. C'est aussi le cas du Hardi, encore qu'ici l'intention apparaisse grevée par la complexité du conglomérat dynastique.
    Pour le «Louable Corps helvétique», en revanche, -l'expression revient à la diplomatie française dès le XVIIe siècle - tout apparaît particulière­ment compliqué, donc difficile à saisir. D'abord parce que nous n'avons affaire ni à une monarchie royale ou ducale, ni à un conglomérat dynastique, mais bien à une constellation de huit États souverains, quelle que soit l'importance de leur superficie, de neuf même si je distingue les deux Unterwald. Le terme de constellation demeure à la fois heureux et malheureux. Heureux  s'il fixe les positions des uns par rapport aux autres, malheureux dès l’instant où il donnerait l'impression d'une immuabilité contraire aux fluctuations du réel. En raison même de la présence de plusieurs organes de décision, l'intention diplomatique, au cours de toute la période, se révèle, sinon floue, du moins toujours contestée. En raison aussi des oppositions internes, elle prêtera toujours le flanc à une possible influence étrangère. Ce n’est pas tout. Non seulement les cantons n'ont pas les mêmes intérêts, mais ils n’offrent point le même régime. Cinq d'entre eux présentent le visage institutionnel de démocratie rurale dite à Landsgemeinde, alors que les trois autres sont du type de l'État urbain, à l'image du modèle italien, donc du type de la République oligarchique d'une cité dominant les cam­pagnes avoisinantes, avec cette distinction supplémentaire que deux d'entre elles sont de régime patricien, et l'une, Zurich, de régime corporatif.
    La Confédération helvétique, jusqu'à la veille des guerres de Bourgo­gne, s’est développée le long de deux axes économiques routiers 6. Le pre­mier franchit l'obstacle des Alpes, par le col du Gothard 7. Le second, le long du plateau suisse, se coule entre les Alpes et le Jura. Le premier appa­raît comme une injure, ou plutôt un défi lancé aux lois de la géographie, le second comme le résultat d'épousailles heureuses et surtout harmonieu­ses avec les caprices du relief. Le premier relie les villes allemandes aux cités italiennes, le second les villes allemandes encore à Genève, et de là à, Lyon 8.

6 Adolf GASSER, Die territoriale Entwicklung der Eidgenossenschaft, 1291-1797, Aarau, 1932.
7 Jean-François BERGIER, Le trafic à travers les Alpes et les liaisons transalpines du haut moyen âge au XVIIe siècle, in Le Alpi e l'Europa, Actes du colloque de Milan, vol. 3, Bari. .
I975.
8 Richard FELLER, Geschichte Berns, vol. 1, Bern, 1946.

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    La naissance du «Louable Corps helvétique» demeure liée à deux phénomènes historiques particuliers. J'entends par cette expression qu'il s'agit de conditions originales, spécifiques au cas étudié, donc qui ne se rencon­trent point en Europe, à l'époque. Le premier réside dans la transforma­tion, ou l'évolution des «Alp-Weid- und Waldgenossenschaften» 10, ou coopératives paysannes de gestion des bois et pâturages communaux, en associations politiques, au pouvoir judiciaire. Le second s'inscrit dans la persistance, puis la permanence des alliances ou combourgeoisies conclues entre démocraties rurales et Républiques oligarchiques. Il convient de pré­ciser ces affirmations.
L'existence, à cette époque, de coopératives paysannes de gestion des biens communs est un phénomène lié à la nature, au peuplement et à l'exploitation économique de l'arc alpin. On le rencontre également dans les Alpes françaises - j'utilise les termes géographiques contemporains - dans les Alpes autrichiennes ou encore italiennes. Mais l'évolution réussie d'un organisme de gestion économique à celui de prises de décisions de nature politique se limite aux seuls petits pays situés au nord du Gothard 9. J'ai eu l'occasion d'exposer, il y a une dizaine d'années, et dans le cadre de notre Centre européen, pourquoi et surtout en quoi la présence de Milan et de l'importance de ses foires s'est révélée vraisemblablement décisive dans cette mutation essentielle. Je n'y reviendrai pas 10.
    Comment expliquer le second phénomène? Dans l'histoire européenne, nous connaissons plusieurs exemples d'alliances temporaires contractées entre communautés urbaines et collectivités rurales. Elles ne survivent point aux assauts du temps, le statut politique, social, économique ou judiciaire des partenaires étant trop différent. Pour la Suisse primitive, le problème se pose différemment parce que, dès le début du XIVe siècle, les trois pre­miers cantons, Uri, Schwitz et Unterwald sont «immédiats d'Empire», donc qu'au moment où ils s'allient à Lucerne, ville seigneuriale, relevant de l'autorité des Habsbourg, ils compensent leur infériorité économique et sociale par une supériorité de leur statut politique et judiciaire. Ainsi lors de l'entrée des autres cantons dans l'alliance, il y a toujours compensa­tion, soit directe, soit indirecte, ce qui rend celle-ci moins vulnérable, puisqu'elle résistera non seulement à l'usure du temps, mais encore aux crises nombreuses et parfois graves qui l'ébranleront.
L'action diplomatique commune était, en principe, arrêtée à la diète où se retrouvaient les ambassadeurs des cantons. L'articulation du dispositif se révèle lourde, peu maniable, la procédure compliquée. Les délégués votent par mandat impératif, sans liberté de jugement, et sont contraints, lors de modifications ou de propositions nouvelles, de s'informer des ins­tructions de leur gouvernement respectif. Ce qui demeure plus paralysant encore, c'est que les décisions prises à la diète et par la diète, même à l'una­nimité des présents, ne deviennent exécutoires que par la bonne volonté

9 P. KLAUI, Genossame, Gemeinde und Mark in der lnnerschweiz mit besonderer Berück­sichtigung des Landes Uri, Vortriige und Forschungen hg. von Th. MAYER, Lindau, 1964.
10 Louis-Édouard ROULET, Milan et la naissance de la Confédération primitive, in Publi­cation du Centre européen d'études burgondo-médianes, n° 20, Bâle, 1980.

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des cantons, la diète ne possédant aucun moyen de les faire appliquer de son propre chef. Bien plus, certains cantons peuvent s'entendre entre eux sans en informer les autres, la seule réserve imposée
- d'ailleurs plus ou moins respectée - demeurant que les engagements particuliers ne fussent point contraires aux intérêts de l'ensemble 11.
    Point besoin d'être grand clerc pour comprendre que le «Louable Corps helvétique» se révèle mal structuré, mal préparé pour concevoir et mener une action diplomatique cohérente, en raison de la diversité des lignes de force qui le traversent, de la singularité des institutions qui sont siennes, de la farouche volonté d'indépendance des membres qui le composent. Or, ces infirmités, en quelque sorte congénitales, apparaissent au grand jour précisément à l'époque des guerres de Bourgogne. Pour la bonne raison qu'elles propulsent les Ligues au plan de la grande diplomatie européenne alors que le réseau d'alliances, qui les rapproche et les maintient, subsiste dans son particularisme et ses particularités bien qu'il remonte à une période révolue, celle des luttes d'indépendance menée à l'échelle de la région, et pour l'essentiel dans une opération défensive 12.
    Est-ce à dire alors que face à leurs interlocuteurs, partenaires ou adver­saires, l'empereur, le roi de France, le Hardi, Yolande de Savoie ou encore le duc de Milan, les Confédérés, au plan diplomatique, apparaissaient tou­jours, en quelque sorte fatalement, en état d'infériorité? Non pas. En his­toire, nous le savons bien, rien n'est simple. Lorsque la diplomatie demeure fonction du souverain, d'un homme, d'un règne, elle connaît ou risque de connaître les contre-coups liés aux incertitudes du présent ou les ren­versements dus au changement de personne, voire de personnel. La diplo­matie des Ligues se révèle souvent dispersée. Elle n'est point pour autant disparate dans la mesure où elle s'inscrit dans les lignes de force d'une his­toire qui survit aux générations. L'axe de circulation et de progression du Gothard intéresse la Suisse primitive, Lucerne et Zurich. Les guerres de Bourgogne concernent en premier lieu Berne, puis Fribourg, Soleure et Bâle.
Alors qu'éclate le conflit, Berne seul est canton à part entière. Les autres, en 1474, n'ont qu'un statut d'allié de la ville de l'Aar. En d'autres termes, cela signifie que pour comprendre la diplomatie des Ligues confédérées au cours des guerres de Bourgogne, il convient d'analyser d'abord celle de ce qu'on appelait Leurs Excellences, puis de contrôler dans quelle mesure elle a été suivie, ou au contraire contrecarrée par les cantons de la Suisse primitive, voire par Zurich.
    Ce qui va compliquer notre compréhension, c'est qu'au départ la politi­que étrangère bernoise, dans le conflit qui s'annonce et qui va éclater, appa­raît à la fois une et diverse. Elle est une dans le souci commun à tous les magistrats de la ville de l'Aar de préserver, voire d'assurer, la voie écono­mique du plateau qui, par Fribourg et Lausanne, conduit aux foires de Genève et de Lyon. Au sujet de l'importance de cette route, je prends la

11 Robert JOOS, Die Entstehung und rechtfiche Ausgestaltung der Eidgendssischen Tag­satzung bis zur Reformation, Schaffhausen, 1925.
12 Cf. note 5.

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liberté de vous renvoyer à une communication parue dans le n° 23 de notre publication scientifique. Quant aux différents aspects économiques des foi­res et de leurs poids spécifiques dans le réseau des échanges européens, je rappelle la grosse thèse d'Henri Dubois sur Chalon 13 et celle de Jean-­François Bergier sur Genève 14.
    Une dans ses intentions, la politique bernoise se révèle bicéphale dans ses propositions d'application. L'histoire est bien connue. D'un côté, le clan de la famille Diesbach, pro-français parce qu'anti-bourguignon, dans la mesure où la sauvegarde du pays de Vaud implique l'affrontement avec le Hardi trop intéressé par Genève, par la Savoie et par l'alliance avec le Milanais, de l'autre, le clan de Bubenberg, pro-bourguignon parce que per­suadé que la meilleure protection de la grande artère commerciale s'inscrit dans une politique de bon voisinage avec le Grand Duc d'Occident. Mais les deux partis, on l'oublie trop souvent, désirent, en tout cas au début et dans une première phase, s'entendre avec la Savoie. Diesbach appar­tient à une dynastie qui, avec les Watt de Saint-Gall, a créé au XVe siècle, par l'exportation des toiles de lin jusqu'en Russie, en France et en Espa­gne, la plus grosse entreprise suisse de ce temps. Bubenberg a pour beau­-père Guillaume de La Sarraz, bailli de la baronnie de Vaud, vassal de Savoie, de 1458 à 1460. D'ailleurs la chronologie des événements ne trompe guère. Les hostilités sont déclarées au Hardi le 25 octobre 1474 déjà, à Jacques de Romont, baron de Vaud, le 14 octobre 1475 seulement, donc une année plus tardl5. Il est vrai que dès le début de cette seconde année, les relations entre Berne et la Savoie se sont singulièrement rafraîchies. La raison en est simple. Soumise aux pressions de Louis XI, comme à cel­les des Bernois d'une part, contrainte par Charles d'autre part, incapable d'assurer à elle seule sa neutralité, Yolande de Savoie est entrée dans la ligue dite de Moncalieri, donc forme alliance diplomatique, politique et militaire avec la Bourgogne et le Milanais, une constellation qui dès Fribourg verrouille l'accès de Genève 16. Mais on se gardera d'oublier que le premier effort militaire des Confédérés, qui aboutit à la bataille d'Héri­court, en 1474, concerne une campagne de Franche-Comté et vise à soute­nir efficacement la Ligue basse des villes d'Alsace, avec lesquelles on s'est allié. On objectera qu'au début de l'année 1475, il y a une expédition armée dans le nord du pays de Vaud. Mais il s'agit d'un corps franc, sans patro­nage officiel, sans ordres donnés, qui est en quelque sorte ramené dans le giron gouvernemental, après coup, laborieusement, non sans peine.
Ici apparaît la seconde difficulté majeure qui empêche, ou pour le moins rend difficile, la maîtrise d'une diplomatie cohérente menée par la ville

13 Henri DUBOIS, Les foires de Chalon et le commerce dans la vallée du Rhône à la fin du moyen âge, Paris, 1976.
14
Jean-François BERGIER, Genève et l'économie européenne de la Renaissance, Paris, 1963.
15
Sur les expéditions militaires des Confédérés, cf. Histoire militaire de la Suisse, vol.1, 1915.
16
Ricardo FUBlNI, 1 rapporti diplomatici tra Mi/ano e la Borgogna con particolare riguardo ail' alleanza dei /475-/476, à paraître dans Publication du Centre européen d'études bour­guignonnes (XIVe-XVIe s.), n° 28, Bâle, 1988.

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de l'Aar. Elle s'ajoute à la vision politique bicéphale dont il a été question plus haut. Il s'agit de l'impétuosité populaire belliqueuse, au sein des Ligues. Elle apparaît si forte qu'elle rend toute politique étrangère offi­cielle des plus vulnérables. Les autorités peuvent bien imaginer, concevoir, préparer, voire appliquer une politique raisonnée, fruit d'une diplomatie dûment réfléchie, les masses campagnardes ne suivent pas forcément, ou ce qui apparaît plus redoutable, précèdent l'action gouvernementale. Que pour les guerres de Bourgogne, par exemple, le regroupement plus ou moins décidé des contingents ait parfois précédé la démarche politique, cela demeure évident. Le 25 octobre 1474, le défi est signifié au Hardi et quatre jours plus tard, trois mille hommes partent pour Héricourt. Le 14 octo­bre 1475, Berne et Fribourg rompent avec Jacques de Romont et le même jour - il convient de souligner cette étonnante concordance
- les trou­pes se mettent en marche 17.
    Dès lors se pose une question essentielle. Comment dans ces conditions, celle de l'existence de deux Confédérations, à la fois associées et distinctes -l'une du Gothard 18, l'autre du plateau -, celle de la souveraineté totale des cantons, celle des mécanismes de décision enchevêtrés et mal articulés, celle d'une population armée difficilement contrôlable, comment dès lors l'action diplomatique est-elle possible et comment s'opère-t-elle?
    Pour répondre à cette interrogation, il convient de distinguer entre une diplomatie passive et une diplomatie active. Celle pratiquée par la diète apparaît surtout passive. Elle répond généralement aux requêtes de can­tons, comme aux avances des puissances étrangères, avec plus ou moins de célérité, suivant le nombre de séances ordinaires ou extraordinaires décidées, d'après l'urgence des besoins, mais en respectant toujours la priorité du mandat impératif des membres qui la composent. Elle peut certes pren­dre des décisions importantes, ainsi par exemple celle d'engager les can­tons à s'abstenir de toute déclaration de guerre envers la Savoie ou le Milanais, ce qui montre une fois de plus le souci de ménager Yolande, comme celui de ne pas entreprendre simultanément des hostilités sur plu­sieurs fronts et contre différents adversaires. Encore n'est-il pas certain que ces directives seront appliquées, nous l'avons signalé déjà. Mais, en règle générale, la diète n'envoie point spontanément d'ambassadeurs à l'étranger. Nous l'avons relevé également, pour l'essentiel une diplomatie de nature passive, ou pour le moins réceptive.
La diplomatie active, donc celle qui conçoit, prépare et réalise la démarche appartient presque exclusivement au canton. C'est lui qui prend des contacts, entretient des rapports suivis, négocie les alliances, et souvent même décide de la paix et de la guerre. Dans le respect plus ou moins con­traignant, plus ou moins observé, des accords conclus avec les autres membres de la Confédération. Encore demeure-t-il nécessaire, ou pour le moins utile, qu'à l'intérieur des cantons règne une forme de consentement, ce

17 Walter SCHAUFFELBERGER, Der alte Schweizer und sein Krieg, Studien zur Kriegsführung vornehmlich im 15. lahrhundert, Zurich, 1966.
18
Hans-Conrad PEYER, Die Eidgenossenschaft der Waldstiitte, in Handbuch der Schweizergeschichte, vol. l, Zurich, 1972.

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qui n'est pas toujours le cas des Etats urbains, ou que la Landsgemeinde, donc les assemblées communautaires souveraines des cantons de la Suisse primitive, ne se contredise point trop souvent. L'exemple de celle de Nidwald, entre Grandson et Morat, mérite d'être connu. En avril, résolution d'accorder l'aide militaire aux Bernois, refusée en mai, finalement déci­dée en juin.
    Les historiens suisses souvent relèvent, dans le grave conflit qui va naî­tre et se développer, l'habileté d'un Louis XI envers les Suisses, qu'ils oppo­sent à l'insouciance, voire à l'incompétence du Hardi. Un tel jugement mérite d'être nuancé. Ainsi le fait d'avoir entraîné les Ligues dans une guerre contre la Bourgogne, à notre avis, n'offre rien d'extraordinaire en raison de l'impétuosité combattive des Confédérés de ce temps. Ce qui doit être relevé côté français, en revanche, c'est la belle connaissance des com­plexités institutionnelles de la Confédération de l'époque, la juste appré­ciation des données fondamentales et des données immédiates. Trois perles à l'actif du roi et de ses conseillers. La première, le fait d'avoir compris qu'à Berne, dans l'optique de la consolidation de l'État urbain, il existait deux conceptions, deux partis, l'un qui pensait qu'on pouvait continuer à s'entendre avec le Hardi, comme on l'avait fait avec son père, l'autre qui jugeait que, tôt ou tard, l'affrontement serait inévitable. Deuxième pierre précieuse, un vrai diamant, la paix perpétuelle de 1474 entre l'Autri­che et les cantons, conclue grâce aux démarches répétées de la diplomatie royale19. Elle lève l'hypothèque d'une menace possible, venue de l'ennemi héréditaire, et libère un éventuel appui militaire de la Confédération du Gothard en faveur de la Confédération du plateau. Il convient de souli­gner: un appui militaire, non point un appui politique. Car, et c'est la troi­sième appréciation remarquable du monarque, les cantons de la Suisse primitive et Zurich ne souhaitent pas le renforcement de l'État bernois au sein des Ligues. D'où la relative facilité de Louix XI, que ce soit lors de la paix de Fribourg, avec la Savoie, ou lors de l'attribution de la Franche-­Comté, d'isoler, de neutraliser Berne à l'intérieur du Corps helvétique.
    Qu'en est-il de la diplomatie bourguignonne? On peut lui reprocher d'avoir sous-estimé la force de frappe des Confédérés, d'avoir insuffisam­ment analysé les mécanismes institutionnels de l'adversaire, d'avoir affi­ché à son endroit une forme de mépris social. On ne saurait accuser le duc de Bourgogne d'avoir voulu le conflit. Non seulement il ne l'a point déclaré, mais lors des entretiens de Neuchâtel, en décembre 1475, il a prouvé qu'il était prêt à négocier 20. Son erreur - dans la mesure où l'historien après coup est à même de juger - demeure d'avoir voulu maintenir son occu­pation de l'Alsace, alors que la Ligue basse était l'alliée des Confédérés, et son contrôle de la Savoie, donc aussi du pays de Vaud. Passe encore pour l'Alsace qui n'entrait point dans les lignes de force de la politique étrangère des cantons. Mais ignorer l'importance politique et surtout éco­nomique de l'axe routier du plateau, c'était méconnaître une des données majeures de l'existence, voire du développement de l'État bernois.

19 Le texte dans les recès de la diète, Eidgen6ssische Abschiede, vol. 2, 476-478, Luzern, 1865.
20 Louis-Édouard ROULET, Neuchâtel et la paix de Bourgogne, in Publication du Cen­tre européen d'études burgondo-médianes, n° 17, Bâle, 1976.

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En conclusion, il convient de résumer les points essentiels de la présente communication:
1.- Pour les Ligues confédérées de l'époque des guerres de Bourgogne, la diplomatie, dans la mesure où elle reflète une vision cohérente de la poli­tique étrangère, ne peut être ni monarchique ni d'inspiration seigneuriale. Elle ne saurait non plus afficher une conception uniforme.
2.- Elle ne peut être d'inspiration monarchique ou seigneuriale dès l'ins­tant où il n'existe point de souverain unique, entouré de son conseil, informé par ses ambassadeurs. Elle est toujours le résultat d'un compro­mis entre les membres qui composent le corps.
3.- Elle ne saurait afficher une conception uniforme du moment que les intérêts de la Confédération du Gothard, tant au plan politique qu'éco­nomique, n'épousent pas ceux de la Confédération bernoise du plateau. Cette divergence, peu perceptible dans la phase défensive régionale de la Confédération suisse naissante, éclate au grand jour lors de la période euro­péenne des guerres de Bourgogne et d'Italie.
4.- En raison des structures institutionnelles propres aux Ligues, il con­vient de distinguer entre une diplomatie passive, ou réceptive et une diplo­matie active. La première appartient à la diète, la seconde au canton.
5.- Dans ses rapports avec les Confédérés, la diplomatie française de ce temps apporte des complexités helvétiques une meilleure connaissance et surtout une interprétation plus subtile que la diplomatie bourguignonne.

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