ASPECTS DE LA DIPLOMATIE DES LIGUES FÉDÉRÉES A L'ÉPOQUE DES GUERRES DE BOURGOGNE
Il peut paraître utile d'introduire la présente communication par trois
remarques. La première concerne la durée, la deuxième le contenu, la troisième
l'angle de vision, ou l'angle d'approche des problèmes qui sera mien. Au sujet
de la durée, ma position demeure simple. On m'a accordé une
demi-heure, et je m'y tiendrai. Mais cela signifie que mon exposé sera
relativement touffu, dense et je m'en excuse par avance. La raison en
demeure que la matière apparaît vaste, étendue, difficile à résumer, et c'est là
ma deuxième observation. Quant à la troisième, je tiens à préciser que
j'aborderai
dans l'ordre, la délimitation chronologique, l'analyse du terme de
diplomatie, dans le contexte de l'époque, une présentation succincte des
Ligues confédérées de ce temps, l'engagement de Berne dans le conflit, que
je tenterai, pour conclure, d'établir un bilan, si incomplet soit-il 1.
La
délimitation chronologique ne pose point problème. Je la fixe en fonction de
l'histoire suisse et non pas d'après celles de France ou de Bourgogne.
Je
prends pour point de départ l'insertion, en 1474, des Ligues dans la coalition
anti-bourguignonne, voulue et tissée par Louis XI, et pour point final la conférence
de paix de Fribourg, en 1476, conférence qui met fin au conflit entre la
Savoie et les cantons, après Morat. Je ne ferai qu'esquisser ce qui précède,
à savoir les alliances nouées avec les villes d'Alsace qui mènent à la
campagne dite du Sundgau, et ce qui suit, à savoir les rivalités à
propos
de l'attribution de la Franche-Comté. La bataille de Nancy, tient
une place importante dans l'histoire du service étranger, mais n'intéresse pas
l'histoire diplomatique dans la mesure où elle n'a point entraîné de
rapports politiques suivis avec la Lorraine 2.
S'il
demeure facile de circonscrire chronologiquement mon sujet, j’éprouve une
difficulté plus grande à cerner le terme de diplomatie, et à le situer
dans son temps. Le terme, bien qu'utilisé très fréquemment depuis
longtemps, apparaît en ce sens ambigu qu'il contient plusieurs signifiés.
Le premier qui vienne à l'esprit, le plus courant, le plus commun aussi, se
situe au plan de la politique étrangère, dans les rapports
1
Concernant la bibliographie de la période traitée, cf. Handbuch der
Schweizergeschichte,
2
Cinq-centième anniversaire de la bataille de Nancy (1477),
Actes du colloque organisé l’institut de recherche régionale en
sciences sociales, humaines et économiques de l'Université de Nancy II, Nancy,
1979.
85
avec
les autres pays, avec les autres puissances. D'ailleurs la notion de relations
diplomatiques, notion utilisée s'il en est, souligne l'importance des
contacts, des échanges bilatéraux ou multilatéraux, toujours dans un
contexte
de non-belligérance, et s'oppose à l'affrontement armé. Mais l'action
diplomatique ne se limite pas au dialogue. Elle apparaît monologue en ce sens
qu'elle prépare l'action qui va suivre. Il y a, en politique étrangère,
comme en politique intérieure, un processus de décision - pour utiliser
l'expression chère aux politologues -
qui,
quelle que soit l'époque ou quel que soit le pays concerné, obéit en
quelque sorte à un modèle d'enchaînement. Entrent dans ce modèle le
poids de l'histoire spécifique, les apports des temps présents, l'influence
personnelle des dirigeants, l'information et le renseignement, l'appréciation
des données, la décision elle-même, son exécution, enfin son contrôle. Si
cet enchaînement, dans un certain sens obligé, apparaît régulier, sans référence
à la période ou à la nation en cause, il en va tout autrement lorsqu'il
s'agit de donner une consistance documentée à cette démonstration cartésienne.
Ici le moyen âge demeure infiniment plus avare de confidences que l'époque
contemporaine. Et même pour le moyen âge, la moisson se révèle plus
abondante dans tel pays que dans tel autre. Il devient possible, après coup,
non seulement de reconstituer les éléments qui motivent et permettent de
comprendre l'action diplomatique d'un Louis XI, non point uniquement par un
raisonnement basé sur les événements eux-mêmes, mais aussi par le
document, et ceci dans la mesure où la royauté de ce temps prend conscience
et prend acte de ce qu'elle est et de ce qu'elle fait. Il en va tout autrement
pour les Ligues confédérées. Certes, c'est précisément à l'époque des
guerres de Bourgogne qu'est rédigé ce qu'on appelle «le livre blanc de
Sarnen»3 chronique anonyme qui narre, de façon mi-légendaire, mi-véridique,
la naissance de la Confédération primitive, deux siècles plus tôt. La
circonstance chronologique bien sûr n'apparaît pas fortuite. Mais la prise
de conscience de constituer désormais une entité politique, sur l'échiquier
européen, se limite à cette recherche d'identité. Elle n'apparaît point
vraiment au plan de l'écrit contemporain. La chronique de Diebold Schilling 4,
par exemple, riche de renseignements précis, remarquable par ses
illustrations, demeure strictement ponctuelle. Ses enchaînements de cause
à effet se révèlent pauvrement linéaires, courts, immédiats, toujours
rapportés aux événements eux-mêmes, jamais à leur interprétation. Les
recès de la diète, réunion des ambassadeurs ou représentants des cantons,
nous fournissent des informations nombreuses et irremplaçables quant aux
mesures prises. Vous y chercherez vainement les traces d'une politique à
moyen, pour ne rien dire d'une politique à long terme. Il en résulte que la
reconstitution de la diplomatie des Ligues confédérées, après-coup, pour
l'époque des guerres de Bourgogne, doit s'accompagner de prudence dans la
mesure où la déduction basée sur les événements eux-mêmes demeure plus
grande, et la preuve par les pièces d'archives moins fréquente qu'on le
souhaiterait 5.
3
Das weisse Buch von Sarnen, herausgegeben von H. G. WIRZ, Aarau,
1947.
4
Diebo1d SCHILLING, Berner Chronik, Bern, 1945.
5
Hektor AMMANN, Die Bedeutung der Burgunderkriege für die Schweiz, in
Rheinische Heimatbliitter 4, 1927.
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Le processus de décision, qui détermine l'action diplomatique, n'obéit pas
seulement à sa logique interne. Il s'inscrit bien sûr et dans son contexte
chronologique et dans son cadre institutionnel. La différence d'un pays à
l’autre peut résider à la fois dans le degré de centralisation du
pouvoir,
comme dans la nature du régime. Partons de l'hypothèse qu'à l'époque, le
royaume de France ou le duché de Milan forment des unités, les pays de
Bourgogne une entité et les Ligues confédérées une diversité. L'hypothèse
est à la fois fausse et juste. Fausse pour celui qui se limite à l'étude de
l'histoire politique interne de ces pays. Acceptable dès l'instant où l'on
applique un procédé comparatif et en ne confondant point l'intention
diplomatique et son exécution. A Paris ou à Milan, l'intention diplomatique
appartient au roi ou au duc, plus ou moins influencé par son entourage. C'est
aussi le cas du Hardi, encore qu'ici l'intention apparaisse grevée par la
complexité du conglomérat dynastique.
Pour
le «Louable Corps helvétique», en revanche, -l'expression revient à la
diplomatie française dès le XVIIe siècle - tout apparaît particulièrement
compliqué, donc difficile à saisir. D'abord parce que nous n'avons affaire
ni à une monarchie royale ou ducale, ni à un conglomérat dynastique, mais
bien à une constellation de huit États souverains, quelle que soit
l'importance de leur superficie, de neuf même si je distingue les deux
Unterwald.
Le terme de constellation demeure à la fois heureux et malheureux. Heureux
s'il fixe les positions des uns par rapport aux autres, malheureux dès
l’instant où il donnerait l'impression d'une immuabilité contraire aux
fluctuations du réel. En raison même de la présence de plusieurs organes
de décision, l'intention diplomatique, au cours de toute la période, se révèle,
sinon floue, du moins toujours contestée. En raison aussi des oppositions
internes, elle prêtera toujours le flanc à une possible influence étrangère.
Ce n’est pas tout. Non seulement les cantons n'ont pas les mêmes intérêts,
mais ils n’offrent point le même régime. Cinq d'entre eux présentent le
visage institutionnel de démocratie rurale dite à Landsgemeinde, alors que
les trois autres sont du type de l'État urbain, à l'image du modèle
italien, donc du type de la République oligarchique d'une cité dominant les
campagnes avoisinantes, avec cette distinction supplémentaire que deux
d'entre elles sont de régime patricien, et l'une, Zurich, de régime
corporatif.
La
Confédération helvétique, jusqu'à la veille des guerres de Bourgogne,
s’est développée le long de deux axes économiques routiers 6. Le premier
franchit l'obstacle des Alpes, par le col du Gothard 7. Le second, le long du
plateau suisse, se coule entre les Alpes et le Jura. Le premier apparaît
comme une injure, ou plutôt un défi lancé aux lois de la géographie, le
second comme le résultat d'épousailles heureuses et surtout harmonieuses
avec les caprices du relief. Le premier relie les villes allemandes aux cités
italiennes, le second les villes allemandes encore à Genève, et de là à,
Lyon 8.
6
Adolf GASSER, Die territoriale Entwicklung der Eidgenossenschaft, 1291-1797,
Aarau, 1932.
7
Jean-François BERGIER, Le trafic à travers les Alpes et les liaisons
transalpines du haut moyen âge au XVIIe siècle, in Le Alpi e
l'Europa, Actes du colloque de Milan, vol. 3, Bari. .I975.
8
Richard FELLER, Geschichte Berns, vol. 1, Bern, 1946.
87
La
naissance du «Louable Corps helvétique» demeure liée à deux phénomènes
historiques particuliers. J'entends par cette expression qu'il s'agit de
conditions originales, spécifiques au cas étudié, donc qui ne se rencontrent
point en Europe, à l'époque. Le premier réside dans la transformation, ou
l'évolution des «Alp-Weid- und Waldgenossenschaften» 10, ou coopératives
paysannes de gestion des bois et pâturages communaux, en associations
politiques, au pouvoir judiciaire. Le second s'inscrit dans la persistance,
puis la permanence des alliances ou combourgeoisies conclues entre démocraties
rurales et Républiques oligarchiques. Il convient de préciser ces
affirmations.
L'existence,
à cette époque, de coopératives paysannes de gestion des biens communs est
un phénomène lié à la nature, au peuplement et à l'exploitation économique
de l'arc alpin. On le rencontre également dans les Alpes françaises -
j'utilise les termes géographiques contemporains - dans les Alpes
autrichiennes ou encore italiennes. Mais l'évolution réussie d'un organisme
de gestion économique à celui de prises de décisions de nature politique se
limite aux seuls petits pays situés au nord du Gothard 9. J'ai eu l'occasion
d'exposer, il y a une dizaine d'années, et dans le cadre de notre Centre
européen, pourquoi et surtout en quoi la présence de Milan et de
l'importance de ses foires s'est révélée vraisemblablement décisive dans
cette mutation essentielle. Je n'y reviendrai pas 10.
Comment
expliquer le second phénomène? Dans l'histoire européenne, nous connaissons
plusieurs exemples d'alliances temporaires contractées entre communautés
urbaines et collectivités rurales. Elles ne survivent point aux assauts du
temps, le statut politique, social, économique ou judiciaire des partenaires
étant trop différent. Pour la Suisse primitive, le problème se pose différemment
parce que, dès le début du XIVe siècle, les trois premiers cantons, Uri,
Schwitz et Unterwald sont «immédiats d'Empire», donc qu'au moment où ils
s'allient à Lucerne, ville seigneuriale, relevant de l'autorité des
Habsbourg, ils compensent leur infériorité économique et sociale par une
supériorité de leur statut politique et judiciaire. Ainsi lors de l'entrée
des autres cantons dans l'alliance, il y a toujours compensation, soit
directe, soit indirecte, ce qui rend celle-ci moins vulnérable, puisqu'elle résistera
non seulement à l'usure du temps, mais encore aux crises nombreuses et
parfois graves qui l'ébranleront.
L'action
diplomatique commune était, en principe, arrêtée à la diète où se
retrouvaient les ambassadeurs des cantons. L'articulation du dispositif se révèle
lourde, peu maniable, la procédure compliquée. Les délégués votent par
mandat impératif, sans liberté de jugement, et sont contraints, lors de
modifications ou de propositions nouvelles, de s'informer des instructions
de leur gouvernement respectif. Ce qui demeure plus paralysant encore, c'est
que les décisions prises à la diète et par la diète, même à l'unanimité
des présents, ne deviennent exécutoires que par la bonne volonté
9
P. KLAUI, Genossame, Gemeinde und Mark in der lnnerschweiz mit besonderer
Berücksichtigung des Landes Uri, Vortriige und Forschungen hg. von Th. MAYER,
Lindau, 1964.
10 Louis-Édouard ROULET, Milan et la naissance de la Confédération
primitive, in Publication du Centre européen d'études burgondo-médianes,
n° 20, Bâle, 1980.
88
des
cantons, la diète ne possédant aucun moyen de les faire appliquer de son
propre chef. Bien plus, certains cantons peuvent s'entendre entre eux sans en
informer les autres, la seule réserve imposée -
d'ailleurs
plus ou moins respectée -
demeurant
que les engagements particuliers ne fussent point contraires aux intérêts de
l'ensemble 11.
Point
besoin d'être grand clerc pour comprendre que le «Louable Corps helvétique»
se révèle mal structuré, mal préparé pour concevoir et mener une action
diplomatique cohérente, en raison de la diversité des lignes de force qui le
traversent, de la singularité des institutions qui sont siennes, de la
farouche volonté d'indépendance des membres qui le composent. Or, ces
infirmités, en quelque sorte congénitales, apparaissent au grand jour précisément
à l'époque des guerres de Bourgogne. Pour la bonne raison qu'elles
propulsent les Ligues au plan de la grande diplomatie européenne alors que le
réseau d'alliances, qui les rapproche et les maintient, subsiste dans son
particularisme et ses particularités bien qu'il remonte à une période révolue,
celle des luttes d'indépendance menée à l'échelle de la région, et pour
l'essentiel dans une opération défensive 12.
Est-ce
à dire alors que face à leurs interlocuteurs, partenaires ou adversaires,
l'empereur, le roi de France, le Hardi, Yolande de Savoie ou encore le duc de
Milan, les Confédérés, au plan diplomatique, apparaissaient toujours, en
quelque sorte fatalement, en état d'infériorité? Non pas. En histoire,
nous le savons bien, rien n'est simple. Lorsque la diplomatie demeure fonction
du souverain, d'un homme, d'un règne, elle connaît ou risque de connaître
les contre-coups liés aux incertitudes du présent ou les renversements dus
au changement de personne, voire de personnel. La diplomatie des Ligues se révèle
souvent dispersée. Elle n'est point pour autant disparate dans la mesure où
elle s'inscrit dans les lignes de force d'une histoire qui survit aux générations.
L'axe de circulation et de progression du Gothard intéresse la Suisse
primitive, Lucerne et Zurich. Les guerres de Bourgogne concernent en premier
lieu Berne, puis Fribourg, Soleure et Bâle.
Alors
qu'éclate le conflit, Berne seul est canton à part entière. Les autres, en
1474, n'ont qu'un statut d'allié de la ville de l'Aar. En d'autres
termes, cela signifie que pour comprendre la diplomatie des Ligues confédérées
au cours des guerres de Bourgogne, il convient d'analyser d'abord celle de ce
qu'on appelait Leurs Excellences, puis de contrôler dans quelle mesure elle a
été suivie, ou au contraire contrecarrée par les cantons de la Suisse
primitive, voire par Zurich.
Ce
qui va compliquer notre compréhension, c'est qu'au départ la politique étrangère
bernoise, dans le conflit qui s'annonce et qui va éclater, apparaît à la
fois une et diverse. Elle est une dans le souci commun à tous les magistrats
de la ville de l'Aar de préserver, voire d'assurer, la voie économique du
plateau qui, par Fribourg et Lausanne, conduit aux foires de Genève et de
Lyon. Au sujet de l'importance de cette route, je prends la
11
Robert JOOS, Die Entstehung und rechtfiche Ausgestaltung der
Eidgendssischen Tagsatzung bis zur Reformation, Schaffhausen, 1925.
12
Cf. note 5.
89
liberté
de vous renvoyer à une communication parue dans le n° 23 de notre
publication scientifique. Quant aux différents aspects économiques des foires
et de leurs poids spécifiques dans le réseau des échanges européens, je
rappelle la grosse thèse d'Henri Dubois sur Chalon 13 et celle de Jean-François
Bergier sur Genève 14.
Une
dans ses intentions, la politique bernoise se révèle bicéphale dans ses
propositions d'application. L'histoire est bien connue. D'un côté, le clan
de la famille Diesbach, pro-français parce qu'anti-bourguignon, dans la
mesure où la sauvegarde du pays de Vaud implique l'affrontement avec le Hardi
trop intéressé par Genève, par la Savoie et par l'alliance avec le
Milanais, de l'autre, le clan de Bubenberg, pro-bourguignon parce que persuadé
que la meilleure protection de la grande artère commerciale s'inscrit dans
une politique de bon voisinage avec le Grand Duc d'Occident. Mais les deux
partis, on l'oublie trop souvent, désirent, en tout cas au début et dans une
première phase, s'entendre avec la Savoie. Diesbach appartient à une
dynastie qui, avec les Watt de Saint-Gall, a créé au XVe siècle, par
l'exportation des toiles de lin jusqu'en Russie, en France et en Espagne, la
plus grosse entreprise suisse de ce temps. Bubenberg a pour beau-père
Guillaume de La Sarraz, bailli de la baronnie de Vaud, vassal de Savoie, de
1458 à 1460. D'ailleurs la chronologie des événements ne trompe guère. Les
hostilités sont déclarées au Hardi le 25 octobre 1474 déjà, à Jacques de
Romont, baron de Vaud, le 14 octobre 1475 seulement, donc une année plus
tardl5. Il est vrai que dès le début de cette seconde année, les relations
entre Berne et la Savoie se sont singulièrement rafraîchies. La raison en
est simple. Soumise aux pressions de Louis XI, comme à celles des Bernois
d'une part, contrainte par Charles d'autre part, incapable d'assurer à elle
seule sa neutralité, Yolande de Savoie est entrée dans la ligue dite de
Moncalieri, donc forme alliance diplomatique, politique et militaire avec la
Bourgogne et le Milanais, une constellation qui dès Fribourg verrouille
l'accès de Genève 16. Mais on se gardera d'oublier que le premier effort
militaire des Confédérés, qui aboutit à la bataille d'Héricourt, en
1474, concerne une campagne de Franche-Comté et vise à soutenir
efficacement la Ligue basse des villes d'Alsace, avec lesquelles on s'est allié.
On objectera qu'au début de l'année 1475, il y a une expédition armée dans
le nord du pays de Vaud. Mais il s'agit d'un corps franc, sans patronage
officiel, sans ordres donnés, qui est en quelque sorte ramené dans le giron
gouvernemental, après coup, laborieusement, non sans peine.
Ici
apparaît la seconde difficulté majeure qui empêche, ou pour le moins rend
difficile, la maîtrise d'une diplomatie cohérente menée par la ville
13 Henri DUBOIS, Les foires de Chalon et le commerce dans la vallée
du Rhône à la fin
14 Jean-François
BERGIER, Genève et l'économie européenne de la Renaissance, Paris,
15 Sur
les expéditions militaires des Confédérés, cf. Histoire militaire de la
Suisse, vol.
16
Ricardo
FUBlNI, 1 rapporti diplomatici tra Mi/ano e la Borgogna con particolare
riguardo ail'
alleanza dei /475-/476,
à paraître dans Publication du Centre européen d'études bourguignonnes
(XIVe-XVIe s.), n° 28, Bâle, 1988.
90
de
l'Aar. Elle s'ajoute à la vision politique bicéphale dont il a été
question plus haut. Il s'agit de l'impétuosité populaire belliqueuse, au
sein des Ligues. Elle apparaît si forte qu'elle rend toute politique étrangère
officielle des plus vulnérables. Les autorités peuvent bien imaginer,
concevoir, préparer, voire appliquer une politique raisonnée, fruit d'une
diplomatie dûment réfléchie, les masses campagnardes ne suivent pas forcément,
ou ce qui apparaît plus redoutable, précèdent l'action gouvernementale. Que
pour les guerres de Bourgogne, par exemple, le regroupement plus ou moins décidé
des contingents ait parfois précédé la démarche politique, cela demeure évident.
Le 25 octobre 1474, le défi est signifié au Hardi et quatre jours plus
tard, trois mille hommes partent pour Héricourt. Le 14 octobre 1475, Berne
et Fribourg rompent avec Jacques de Romont et le même jour - il convient de
souligner cette étonnante concordance -
les
troupes se mettent en marche 17.
Dès
lors se pose une question essentielle. Comment dans ces conditions, celle de
l'existence de deux Confédérations, à la fois associées et distinctes
-l'une du Gothard 18, l'autre du plateau -, celle de la souveraineté totale
des cantons, celle des mécanismes de décision enchevêtrés et mal articulés,
celle d'une population armée difficilement contrôlable, comment dès lors
l'action diplomatique est-elle possible et comment s'opère-t-elle?
Pour
répondre à cette interrogation, il convient de distinguer entre une
diplomatie passive et une diplomatie active. Celle pratiquée par la diète
apparaît surtout passive. Elle répond généralement aux requêtes de cantons,
comme aux avances des puissances étrangères, avec plus ou moins de célérité,
suivant le nombre de séances ordinaires ou extraordinaires décidées,
d'après l'urgence des besoins, mais en respectant toujours la priorité du
mandat impératif des membres qui la composent. Elle peut certes prendre des
décisions importantes, ainsi par exemple celle d'engager les cantons à
s'abstenir de toute déclaration de guerre envers la Savoie ou le Milanais, ce
qui montre une fois de plus le souci de ménager Yolande, comme celui de ne
pas entreprendre simultanément des hostilités sur plusieurs fronts et
contre différents adversaires. Encore n'est-il pas certain que ces directives
seront appliquées, nous l'avons signalé déjà. Mais, en règle générale,
la diète n'envoie point spontanément d'ambassadeurs à l'étranger. Nous
l'avons relevé également, pour l'essentiel une diplomatie de nature passive,
ou pour le moins réceptive.
La
diplomatie active, donc celle qui conçoit, prépare et réalise la démarche
appartient presque exclusivement au canton. C'est lui qui prend des contacts,
entretient des rapports suivis, négocie les alliances, et souvent même décide
de la paix et de la guerre. Dans le respect plus ou moins contraignant, plus
ou moins observé, des accords conclus avec les autres membres de la Confédération.
Encore demeure-t-il nécessaire, ou pour le moins utile, qu'à l'intérieur
des cantons règne une forme de consentement, ce
17
Walter SCHAUFFELBERGER, Der alte Schweizer und sein Krieg, Studien zur
Kriegsführung
vornehmlich im 15.
lahrhundert, Zurich, 1966.
18 Hans-Conrad
PEYER, Die Eidgenossenschaft der Waldstiitte, in Handbuch der Schweizergeschichte,
vol.
l, Zurich, 1972.
91
qui
n'est pas toujours le cas des Etats urbains, ou que la Landsgemeinde, donc les
assemblées communautaires souveraines des cantons de la Suisse primitive, ne
se contredise point trop souvent. L'exemple de celle de Nidwald, entre
Grandson et Morat, mérite d'être connu. En avril, résolution d'accorder
l'aide militaire aux Bernois, refusée en mai, finalement décidée en juin.
Les
historiens suisses souvent relèvent, dans le grave conflit qui va naître
et se développer, l'habileté d'un Louis XI envers les Suisses, qu'ils opposent
à l'insouciance, voire à l'incompétence du Hardi. Un tel jugement mérite
d'être nuancé. Ainsi le fait d'avoir entraîné les Ligues dans une guerre
contre la Bourgogne, à notre avis, n'offre rien d'extraordinaire en raison de
l'impétuosité combattive des Confédérés de ce temps. Ce qui doit être
relevé côté français, en revanche, c'est la belle connaissance des complexités
institutionnelles de la Confédération de l'époque, la juste appréciation
des données fondamentales et des données immédiates. Trois perles à
l'actif du roi et de ses conseillers. La première, le fait d'avoir compris
qu'à Berne, dans l'optique de la consolidation de l'État urbain, il existait
deux conceptions, deux partis, l'un qui pensait qu'on pouvait continuer à
s'entendre avec le Hardi, comme on l'avait fait avec son père, l'autre qui
jugeait que, tôt ou tard, l'affrontement serait inévitable. Deuxième pierre
précieuse, un vrai diamant, la paix perpétuelle de 1474 entre l'Autriche
et les cantons, conclue grâce aux démarches répétées de la diplomatie
royale19. Elle lève l'hypothèque d'une menace possible, venue de l'ennemi héréditaire,
et libère un éventuel appui militaire de la Confédération du Gothard en
faveur de la Confédération du plateau. Il convient de souligner: un appui
militaire, non point un appui politique. Car, et c'est la troisième appréciation
remarquable du monarque, les cantons de la Suisse primitive et Zurich ne
souhaitent pas le renforcement de l'État bernois au sein des Ligues. D'où la
relative facilité de Louix XI, que ce soit lors de la paix de Fribourg, avec
la Savoie, ou lors de l'attribution de la Franche-Comté, d'isoler, de
neutraliser Berne à l'intérieur du Corps helvétique.
Qu'en
est-il de la diplomatie bourguignonne? On peut lui reprocher d'avoir
sous-estimé la force de frappe des Confédérés, d'avoir insuffisamment
analysé les mécanismes institutionnels de l'adversaire, d'avoir affiché
à son endroit une forme de mépris social. On ne saurait accuser le duc de
Bourgogne d'avoir voulu le conflit. Non seulement il ne l'a point déclaré,
mais lors des entretiens de Neuchâtel, en décembre 1475, il a prouvé qu'il
était prêt à négocier 20. Son erreur - dans la mesure où l'historien après
coup est à même de juger -
demeure
d'avoir voulu maintenir son occupation de l'Alsace, alors que la Ligue basse
était l'alliée des Confédérés, et son contrôle de la Savoie, donc aussi
du pays de Vaud. Passe encore pour l'Alsace qui n'entrait point dans les
lignes de force de la politique étrangère des cantons. Mais ignorer
l'importance politique et surtout économique de l'axe routier du plateau,
c'était méconnaître une des données majeures de l'existence, voire du développement
de l'État bernois.
19
Le texte dans les recès de la diète, Eidgen6ssische Abschiede, vol.
2, 476-478, Luzern, 1865.
20
Louis-Édouard
ROULET, Neuchâtel et la paix de Bourgogne, in Publication du Centre
européen d'études burgondo-médianes, n°
17, Bâle, 1976.
92
En
conclusion, il convient de résumer les points essentiels de la présente
communication:
1.-
Pour les Ligues confédérées de l'époque des guerres de Bourgogne, la
diplomatie, dans la mesure où elle reflète une vision cohérente de la politique
étrangère, ne peut être ni monarchique ni d'inspiration seigneuriale. Elle
ne saurait non plus afficher une conception uniforme.
2.-
Elle ne peut être d'inspiration monarchique ou seigneuriale dès l'instant
où il n'existe point de souverain unique, entouré de son conseil, informé
par ses ambassadeurs. Elle est toujours le résultat d'un compromis entre
les membres qui composent le corps.
3.-
Elle ne saurait afficher une conception uniforme du moment que les intérêts
de la Confédération du Gothard, tant au plan politique qu'économique, n'épousent
pas ceux de la Confédération bernoise du plateau. Cette divergence, peu
perceptible dans la phase défensive régionale de la Confédération suisse
naissante, éclate au grand jour lors de la période européenne des guerres
de Bourgogne et d'Italie.
4.-
En raison des structures institutionnelles propres aux Ligues, il convient
de distinguer entre une diplomatie passive, ou réceptive et une diplomatie
active. La première appartient à la diète, la seconde au canton.
5.-
Dans ses rapports avec les Confédérés, la diplomatie française de ce temps
apporte des complexités helvétiques une meilleure connaissance et surtout
une interprétation plus subtile que la diplomatie bourguignonne.
93