Extrait de la REVUE MILITAIRE SUISSE janvier-février 1914
La bataille de Morat.
par Max de DIESBACH, colonel d'infanterie 1.
La traduction de l'Histoire de la Confédération suisse, de Johannes Dierauer est terminée, et les lecteurs de langue française ont maintenant à leur portée, dans un texte clair et bien rédigé, ce bel ouvrage, qui se distingue par la sûreté de sa documentation et son impartialité. L'auteur a eu un grand mérite: il a su faire une œuvre scientifique et populaire en même temps, caractères qu'il n'est pas toujours facile de concilier. Le point de vue militaire, si souvent négligé ou traité d'une manière obscure par les historiens, est bien présenté par Dierauer, ses relations des campagnes entreprises par les Confédérés et des combats livrés par eux sont précises; nous trouvons qu'il est trop modeste lorsque, après son récit de la bataille de Morat, il dit, avec Jean de Müller: " lm übrigen vergebe der militärische Leser die unvollkommene Darstellung." Il nous semble que l'auteur a, au contraire, bien décrit la marche de cette bataille et les différentes phases du combat; cependant la tâche n'était pas facile, en présence de l'insuffisance des textes contemporains, de leurs contradictions et surtout en raison des opinions fausses émises, dans le temps, par les tacticiens. De même qu'il existe une bataille de Marengo arrangée, après coup, par Napoléon, de même nous avions une bataille de Morat classique, arrangée de toutes pièces, et dans ses moindres détails, par des militaires.
La bataille de Morat, la plus mémorable que les Suisses aient livrée, soit en raison de l'importance de l'adversaire, soit en considération de ses suites politiques, a attiré l'attention spéciale des historiens et surtout celle des écrivains militaires.
1 Extrait de la Revue militaire suisse, janvier et février 1914. --
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Les colonels de Rodt, de Mandrot, Wieland, Rudolf, Rilliet-Constant, ont examiné et scruté les plans des deux belligérants; vu l'obscurité des textes et leur dispersion en divers ouvrages ou archives, ils s'inspirèrent faussement d'un passage du chroniqueur Schilling pour faire exécuter à l'armée suisse un vaste mouvement tournant par Cressier et Coussiberlé.
Mais c'est surtout en 1876, à l'occasion de la célébration du quatrième centenaire de la bataille, que de nombreux travaux parurent. Le colonel Meister reprit l'étude du côté tactique et stratégique, une section de l'état-major fédéral se rendit sur place, sous la direction du colonel Siegfried, pour comparer les textes anciens avec la configuration du terrain, le pasteur Ochsenbein réunit sa belle et utile collection de documents, les " Urkunden der Schlacht von Murten". Mais ni les uns ni les autres ne varièrent dans leur opinion sur la marche de la bataille: ils admettaient tous les idées émises par leurs prédécesseurs.
Les choses en étaient là lorsque, en 1888, une voix discordante s'éleva. Un historien de Morat, M. le Dr Hans Wattelet, qui avait soumis l'examen des textes à une critique serrée, dédia à la section fribourgeoise de la Société suisse des officiers une étude intitulée: "Die Schlacht bei Murten, Bericht an den Freiburgischen Offiziersverein"; elle fut composée à l'occasion de l'assemblée de cette section" qui se réunissait à Morat le 24 juin 1888.
Dans ces pages, l'auteur renversait les idées reçues jusqu'alors, soit au point de vue de l'emplacement de la tente du duc, soit au sujet du commandement et de l'organisation de l'armée suisse, soit relativement au mouvement tournant qui, selon lui, n'avait pas existé; la bataille, disait-il avait été une surprise, et l'attaque des Suisses s'était produite directement, dans la direction Ober-Burg, Salvenach, Bois Dominge, Greng. Les officiers fribourgeois qui s'étaient rendus sur l'emplacement du combat avec le Dr Wattelet, virent se dissiper tous leurs doutes lorsqu'ils purent suivre l'exposé si clair et si concluant du conférencier. Wattelet eut une bien grande satisfaction lorsque la relation contemporaine de la bataille, écrite par l'ambassadeur Milanais Panigarola,
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fut retrouvée en 1892; cette pièce avait été égarée dans les archives; elle vint confirmer entièrement ses idées. Wattelet reprit la plume pour commenter ce rapport de .combat et pour développer plus au Iong sa manière de voir qui, dès lors, fut admise comme indliscutable par tous les historiens qui s'occupèrent des guerres de Bourgogne, entre autres par Van Muyden, par Hürbin, par Dierauer et par Delbrück.
Après cet aperçu sur les débats soulevés par les érudits, il est temps d'aborder le récit de la bataille, qui nous prouvera, mieux que de longues dissertations, la véracité de ce dicton militaire : "La solution la plus simple est toujours la meilleure."
Après plus d'un siècle et demi de guerres acharnées contre l' Autriche, les Suisses croyaient pouvoir jouir de leur indépendance, lorsque de sombres nuages s'élèvent vers le Nord. Le duc Charles de Bourgogne, prince ambitieux et entreprenant, rêve d'établir une vaste monarchie s'étendant de la Mer du Nord à la .Méditerranée. Il a déjà soumis à sa domination les Pays-Bas, la Lorraine, l'AIsace, dont le gouverneur Hagenbach excite les Suisses par de nombreuses vexations.. La guerre était inévitable, elle est déclarée le 21 octobre 1474, dans la diète de Lucerne. Pendant que le duc était retenu dans le Nord, par le siège de Neuss, les Confédérés envahissent le Pays de Vaud et font des expéditions en Franche-Comté. Enfin Charles traverse le Jura, avec une forte et brillante armée, mais il essuie une défaite complète aux environs de Grandson, dans la journée du 2 mars 1476. Irrité de cet échec, il jure de prendre sa revanche et de relever l'honneur de ses armes. Une armée plus formidable que la première est réunie, dans .le courant du même mois. La place de rassembIement était la Plaine du Loup, près de Lausanne, où les troupes campaient sous la tente et dans des baraques; le duc y habitait un pavillon en charpente, construit à la hâte; près du, couvent des dames de Bellevaux. Le 9 rnai, il passa une revue sur la plaine qui s'étend entre Saint-Sulpice, EcubIens et Ia Venoge. A la tête de onze mille fantassins et de huit à neuf mille chevaux, il défila devant la duchesse de Savoie, sa cour et les ambassadeurs étrangers, en l'honneur desquels cette brillante parade avait été organisée.
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Le lendemain le duc réunit un conseil de guerre pour discuter le plan de campagne et pour expliquer les dispositions de la nouvelle ordonnance militaire. Instruit par la défaite de Grandson et voulant rendre ses troupes plus manœuvrières, il les divise en quatre corps d'armée, chacun des corps formant deux lignes de bataille, de manière à avoir huit lignes de bataille, soit divisions.
Chaque bataille était composée comme suit: au centre, l'infanterie lourde, 500 hommes; les archers aux deux ailes de l'infanterie, 300 hommes de chaque côté; aux deux ailes extrêmes -les gens d'armes à, cheval, armés de la lance et de la cuirasse, 100 hommes de chaque côté. Une exception était faite dans la composition des deux premières batailles; le centre de la première était renforcé pour présenter plus de résistance, il comprenait 1000 fantassins, la seconde bataille comptait dans ses rangs la garde avec les gentilshommes de la chambre, escadron d'élite auquel était confié le grand étendard de Bourgogne. Il y avait, en plus, un corps de réserve, sous les ordres du grand maréchal des logis, pour la garde de l'artillerie, des convois de vivres et pour le maintien de la police dans les camps. Les divisions étaient placées en ligne, les unes derrière les autres (Treffenweise)l. Cette organisation était défectueuse, car la fuite de la première ligne entraînait la déroute des suivantes; c'est ce qui arriva, en réalité, à Morat. D'autre part, cette ordonnance contient des dispositions excellentes concernant, les marches, le service de sûreté, les campements, la discipline, car Charles de Bourgogne était un bon organisateur, mais, à Morat, il se montra mauvais tacticien; il avait d'ailleurs un défaut grave pour un général en chef, ,il voulait tout voir, tout commander, tout exécuter, sans se fier à personne de son entourage. Il aurait dû songer que les forces humaines ont leur limite, et qu'il est dangereux de mépriser les conseils et les avis de son état-major.
Le duc lève le camp, le 27 , pour marcher sur
1 Voir page 22 l'Ordre de bataille de l'armée bourguignonne, tel que le duc l'avait prévu lors de la reprise de la campagne. A Morat, sa composition présente quelques différences dans les commandements des diverses unités et dans le chiffre des effectifs.
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Berne; il suit la vallée de la Broye: s'arrête quelques jours à Thierrens, pour recevoir des renforts, fait des reconnaissances dans la direction de Morat, de Cudrefin et de Fribourg, sans cependant obtenir des renseignements certains sur les dispositions de l'adversaire; œtte marche hésitante, ralentie par un lourd matériel de guerre, lui fit perdre un temps précieux qu'il ne put regagner dans la suite. Le premier obstacle rencontré sur la route est Morat. Charles s'arrête devant ses murs, le 9 juin, et il s'apprête à en faire le siège. La force actuelle de son armée est d'environ 23,000 hommes venus de divers pays: Bourguignons, Flamands, Picards, Anglais, Lombards, Italiens du Sud, alliés venus de Savoie et du Pays de Vaud; son artillerie comprend soixante-dix pièces, mais sa qualité est inférieure, le meilleur matériel ayant été perdu à Grandson.
Le duc fait une reconnaissance pour se rendre compte de l'état des lieux: Au nord et au nord-est sont le lac et les grands marais d'Anet, au bord du lac la petite ville fortifiée de Morat, située sur une légère éminence, domine la plaine large d'environ deux kilomètres, entourée au sud par une série de collines: le Mont des Vignes, le Grand et le Petit Bois Dominge, puis les vallées où sont les villages de Courgevaux et de Villars-les-Moines (Münchenwyler), enfin, dans le fond du tableau, les villages de Burg, Ober-Burg, de Salvagny (Salvenach) et de Cressier situés sur des plateaux légèrement ondulés et encadrés de grandes forêts: les Bois de Morat et le Galm, reliés par le Birchenwald et le Buggliwald, puis le Bois de Bouley 1.
L'aspect de la contrée n'a guère changé, les forêts avaient à peu près les mêmes dimensions que celles d'aujourd'hui, le
1 La contrée de Morat est située à la limite des langues, elle était romane au moyen âge et l'allemand n'est devenue la langue prédominante qu'à partir de la conquête par les Suisses; il n'est donc pas étonnant de constater que les localités aient deux noms, l'un français et l'autre aIlemand. Ainsi Münchenwyler = VIllars-les-Moines, Gurmels = Cormondes, Burg = Châtel, Galmiz = Charmey, Salvenach = Salvagny, Jeus = Jentes, Büchselen = Buchillon, Lurtigen = Lourtens, Gempenach = Champagny, Chiètres = Kerzers, Ulmiz = Ormey, Gümmenen = Gumine, Gurwolf = Courgevaux, Grissach = Cressier, Bodenmünsi = Bois Dominge. La dénomination actuelle parait être Bois Domingus. Il n'y a pas encore bien longtemps on disait Bois Dominge; c'est ainsi que ce nom est porté sur la carte au 1/25000.
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pays était toutefois plus coupé par de nombreuses haies qui servaient d'enclos pour la garde des troupeaux et le Grand-Marais était moins praticable, aucun chemin digne de ce nom ne le traversait. Les routes suivaient un tracé différent de celui des temps modernes. Celle de Berne passait par Burg, Schloss Ober-Burg, Lurtigen, Ulmitz et Gümmenen où elle traversait la Sarine. La route de Fribourg tendait de Presles à Pierre-à-Bessy, le Wylerfeld, au-dessus de Villars-Ies-Moines, Cressier, la Chapelle de Saint-Urbain, pour se diriger vers Courtepin.
Le duc a connaissance des forces suisses qui sont le long de la Sarine, à Gümmenen et à Fribourg; il exagère le chiffre de la garnison de cette dernière place. Il établit aussitôt son camp autour de Morat, le comte de Romont avec ses Savoyards au Montilier, les troupes du grand bâtard Antoine de Bourgogne et des autres chefs dans la plaine située au sud-ouest de la ville et à l'entour de Meyriez ; lui-même place son riche pavillon, orné de tentures armoriées, au sommet du GrandBois-Dominge, position qui commande toute la contrée.
Le coup d'œil devait être fort beau: au premier plan, les tentes parées des brillantes enseignes des capitaines, partout, dans le camp, un va et vient de soldats et d'officiers aux riches armures, au centre, la ville assiégée, d'où le canon tonne à chaque instant, puis, dans le fond le lac bleu et tranquille, dominé par le mont Vully, semblable à une baleine gigantesque échouée sur le rivage.
Pour assurer ses positions, il défend son camp par des palissades, et il utilise, sur les hauteurs du Wylerfeld, près de Salvagny, une haie naturelle, la Haie Verte ou le Grüne Haag, renforcée par des treillis et des travaux du génie, pour en faire une fortification munie d'artillerie, destinée à arrêter le premier choc de l'ennemi. Il faut reconnaître que cette position n'était guère favorable; placés le nez sur une profonde forêt, les Bourguignons pouvaient tout craindre d'une surprise; ils auraient dû pousser des postes d'observation de l'autre côté des bois. Le duc y avait pensé; il avait même, dès le début, soit le 12 juin, avancé jusqu'à Gümmenen et à Laupen, mais rejeté en arrière il jugea ces positions trop excentriques et
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difficiles à maintenir, c'est pourquoi il se cantonna dans un rayon plus resserré. Suivant l'usage cruel de l'époque, il incendia les villages avoisinants, mesure peu pratique, car ces destructions rendirent difficile l'approvisionnement de l'armée, qui souffrit bientôt du manque de vivres.
S'emparer à bref délai de la ville de Morat, tel devait être, en ce moment, le but de l'armée ducale; aussi les batteries furent-elles dressées spécialement du côté d'e Montilier, mais la place opposa une résistance énergique. Quoique la brèche fût pratiquée dans le rempart, les assauts, spécialement celui du 18 juin, furent repoussés victorieusement. La garnison était composée de 1500 Bernois et de 100 Fribourgeois. Elle était commandée par un preux chevalier, Adrien de Bubenberg, guerrier expérimenté, qui savait maintenir la discipline et inspirer à ses hommes les sentiments belliqueux qui l'animaient lui-même. C'est à bon droit que ses paroles héroïques, prononcées à cette occasion, sont restées historiques: " So lange eine Aqer in uns lebt, gibt keiner nach 1" (Aucun ne faiblira aussi longtemps qu'il aura une goutte de sang dans les veines.) Guillaume d'Affry, commandant du détachement fribourgeois, était son lieutenant.
Charles était sur le point de tenter de nouveaux assauts meurtriers, mais ses capitaines lui donnèrent le conseil de ménager les hommes en vue de la bataille prochaine.
Pendant ce temps, les Suisses ne restaient pas inactifs.
Le conseil de Berne se chargea, suivant l'expression du colonel Meister, des fonctions d'un bureau d'état-major général dirigé avec conscience et prudence. Organiser le service d'information et de reconnaissance, préparer et réunir les approvisionnements, lever les divers contingents, et surtout adresser des appels pressants aux confédérés et aux alliés, telle fut la besogne écrasante qui incomba, pendant quelques semaines, aux magistrats bernois. Ils durent agir avec diplomatie, car il est certain que dans les sphères dominantes
des cantons du centre et de l'est de la Suisse, les vues étaient divergentes au sujet de l'extension vers les pays welches.
Il fallait occuper, avant tout, la ligne principale de défense formée par le cours de la Sarine, dont les passages
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de Gümmenen et de Laupen sont surveillés par 6000.Bernois.
La garnison de Fribourg, composée de 1000 Zurichois qui, sous les ordres de Waldmann, gardait cette place depuis le printemps , rejoignit le gros de l'armée; ils passèrent, non pas par la route directe; mais ils suivirent la rive droite de la Sarine, direction de Laupen; 1500 Fribourgeois, commandés par les conseillers Faussigny et Techtermann, les accompagnaient.
Dès le 17, arrivent les bannières d'Unterwalden et de l'Entlibuch, puis Soleure, Bienne, les troupes de Thurgovie, de la Souabe, d'Autriche, d'Alsace et de Lorraine, avec leur duc René; le 18 et le 19 le reste du contingent de Lucerne, ceux d'Urri, Schwytz, Zoug, Glaris et Bâle franchissent les portes de Berne; le comte de Gruyère rejoint avec 150 hommes les Valaisans suivent, enfin arrivent les Zurichois, à marche forcée; ils ont franchi en trois jours la distance qui les sépare de la Sarine; c'est là un effort digne d'être remarqué. Les Neuchâtelois occupent les passages de la Thièle et la position d'Anet. La ligne de l' Aar est gardée à Aarberg. Tous ces, corps réunis forment un effectif d'environ 24000 hommes, dont 1800 cavaliers.
Avant d'aborder le récit de la bataille, il est opportun de jeter un coup d' œil sur l'organisation des armées suisses et sur leur manière de combattre.
L'unité tactique était la bannière sous laquelle se plaçaient les contingents respectifs des villes et des pays; les bannières étaient groupées par rang d'ancienneté. Plusieurs bannières formaient un Schlachthauten (bataille); le Schlachthauten était une formation profonde ayant souvent l'aspect d'un bataillon carré; les piquiers étaient alignés sur les rangs extérieurs; ils devaient supporter le choc principal et arrêter l'élan de la cavalerie; après cette première rencontre et lorsque la lance avait produit son effet, les hallebardiers, placés au centre, s'avançaient et, frappant d'estoc et de taille, ils achevaient de porter la déroute dans les lignes ennemies. Il y avait ordinairemen trois Schlachthauten: l'avant-garde, le Gewalthauten (gros), et l'arrière-garde; ils avancent sur le champ de bataille dans cette formation et gardent leur dénomination
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bien qu'jls changent de position soit en marchant en échelons, soit en faisant des mouvements tournants. Un Ordnungsmacher (sergent de bataille) était chargé de l'organisation des unités et de la préparation au combat.
Mais revenons sur les - bords de la Sarine, où tous les corps suisses avaient traversé le pont de Gümmenen; ils étaient rassemblés à Ulmitz, de bon matin, le samedi 22 juin 1476, jour de la fête des " Dix mille martyrs ". Les chefs se réunissent en conseil de guerre, en vue d'élaborer l'ordre d'attaque. Leur premier but est de débloquer la place de Morat, mais l'objectif principal est la destruction de l'armée bourguignonne; ils indiquent formellement, dans leur relation, l'intention d'effectuer, dans ce but, un mouvement tournant. Une reconnaissance les amène jusque sur la lisière occidentale de la forêt de Galm et, après avoir reconnu l'ennemi, ils rejoignent leurs troupes. Le chevalier Guillaume Herter, de Strasbourg, remplit les fonctions d'Ordnungsmacher. Quant à l'organisation, on n'a des données certaines ni sur les officiers chargés des commandements, ni sur le sectionnement de l'armée. Certains auteurs parlent de deux corps principaux, mais nous croyons, d'après Schilling, témoin oculaire et en général bien informé, qu'il y en eut trois: l'avant-garde, le gros et l'arrière-garde. Avant de sortir de la forêt, une formalité retint encore l'armée: il s'agissait de créer des chevaliers; le comte Oswald de Thierstein donna l'accolade au duc René de Lorraine et à plusieurs gentilshommes et officiers suisses ou alliés.
Le meilleur guide à prendre pour suivre les péripéties de la bataille est le rapport de Panigarola ; si vous l'avez en mains et si vous le lisez attentivement, sur la hauteur du Bois Dominge, là où l'ambassadeur milanais se trouvait pendant la plus grande partie de l'action, vous pouvez vous figurer, avec exactitude, toutes les phases du combat. Ce document qui, jusqu'ici, n'a pas été traduit en français, mérite d'être reproduit 1 :
1 Jean-Pierre Panigarola, de Milan, remplit plusieurs missions diplomatiques au service du duc de Milan ;envoyé à la cour de France en 1466, il négocia le mariage de Galéas-Marie Sforza avec Bonne de Savoie, puis il fut accrédité auprès du duc Charles de Bourgogne, de 1475 jusqu'à la veille de la bataille de Nancy. Il se distingua non seulement par le nombre de ses missives, mais encore par la clarté du style, la précision de ses rapports et par la rectitude des aperçus exempts de toute prévention. (Gingins, Dépêche sambas. milanais, l, Xl.)
Traduction du rapport de Panigarola
- 11 - (Saint-Claude, le 25 juin 1476 1).
ILLUSTRISSIME SEIGNEUR,
Depuis que j'ai notifié, de la ville d'Orbe, à Votre Excellence, le désastre infligé par les Suisses au Seigneur (duc de Bourgogne) et (la prise) de son camp, survenus samedi dernier XXII courant, vers la XVIIe heure 2, j'ai pris la route de Jougne en Bourgogne. Là j'ai été informé que le seigneur (duc) avait pris le chemin de Genève et qu'il avait passé la nuit à Gex, chez mon illustrissime Dame (de Savoie 3), dont je ne savais rien, sauf quelques conjectures qui m'étaient rapportées. Chevauchant nuit et jour, je suis arrivé à la nuit à Saint-Claude, qui est situé au pied de la montagne, à cinq lieues de Gex, où j'ai entendu dire que le seigneur (duc) devait être; je m'y 4 suis arrêté, car mes chevaux n'en pouvaient plus, en raison de la longueur du chemin.
J'ai trouvé en ce lieu le seigneur Bâtard", qui était à cheval, venant de Gex. II dit d'abord qu'il remercie Votre Excellence pour le coursier que vous lui avez donné et qui lui a sauvé la vie, sans lui il n'aurait pu échapper au danger dans lequel je l'ai vu (lorsqu'il était), entouré de Suisses; ce fut miracle qu'il en soit sorti, mais lui attribue son salut à la gailIardise de son cheval. (Il m'a ensuite chargé de vous informer) que le seigneur (duc) était resté hier à Gex, pour se reposer avec la prédite dame (Yolande) et ses enfants; s'il peut (le duc) ne partira pas sans eux, sachant bien qu'aussitôt qu'il sera loin Madame est en grand danger de faire volte-face et d'embrasser le parti français. Il 6 a donné des ordres à Salins en Bourgogne, pour rassembler les gens d'armes qui s'étaient. enfuis de tous côtés et pour mettre des garnisons en Bourgogne, afin que tout soit prêt, dans le cas où le roi (de France) ou d'autres entreprendraient quelque chose de nouveau. De même, Sa Seigneurie
1 Les passages placés entre parenthèses ont été complétés pour donner plus de clarté au texte
Nous adressons nos meilleurs remerciements à M. Bertoni, professeur à l'Université de Fribourg, qui a bien voulu revoir notre traduction et nous donner de précieuses indications.
2 Deux heures après-midi:
3 Yolande, duchesse de Savoie,
4 A Saint-Claude.
5 Antoine, grand bâtard de Bourgogne.
6 Le duc.
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a l'intention d'envoyer en Savoie de fortes garnisons, et dans tous les passages (de montagne) où cela est nécessaire. Après avoir fait venir Madame ici, il s'occupera, de tout. Pour le moment, il la précède en vue de ces préparatifs, mais Madame a déjà promis librement de se rendre là où le Seigneur le désire. Monseigneur de la Marche 1 a ajourné son voyage et il est à Gex avec le duc (de Bourgogne). Quand le moment sera venu, je vous informerai plus complètement au sujet des intentions de Son Excellence.
Et maintenant je vais renseigner Votre Excellence sur la manière dont cette défaite a eu lieu; je puis certainement le faire, car je suis intervenu dans toutes les opérations. Mais quand je vous écrivais cette nuit-là, mon cœur et mon âme tremblaient encore, lorsque je songeais à la poursuite des Suisses et à la terreur que j'avais eue pendant ce jour. Plus j'y pensais, plus je me demandais comment j'avais pu échapper. Maintenant que j'ai un peu repris haleine, je puis dire comment les choses se sont passées.
Le vendredi, qui fut le XXIe , les ennemis traversèrent ce pont situé vers Fribourg 2, dont j'ai parlé, et ils vinrent se loger, avec leurs tentes, près d'un village voisin 3, à un demi-mille du pont, en une contrée coupée par des marécages, des buissons et des haies épaisses formées d'un treillis d'osier, comme on en use (dans ce pays) ; de cette façon ils étaient à l'abri d'une attaque. Le seigneur (duc), avec quelques-uns des siens, s'était placé, armé, avec toutes ses troupes, pendant toute la durée du jour, sur un mont dominant le camp, où il y a un beau plateau; il y rangea ses escadrons et ses bataillons pour attendre les ennemis, et il voulut aller voir où ils étaient cantonnés. J'y allai aussi et je vis l'installation des ennemis; ceux-ci commencèrent à escarmoucher, sans sortir du bois, et ils nous tirèrent quelques coups d'escopette. A l'aspect de l'étendue de leur camp, que nous ne pouvions pas bien voir, parce qu'il était allongé dans les bas-fonds, le duc jugea qu'il n'avait devant lui que peu de gens, venus pour donner courage. à la ville de Morat. (Il croyait) qu'ils avaient l'intention de l'engager à lever le siège et à rassembler les siens, mais sans vouloir l'attaquer, car il estimait que leur nombre n'était pas suffisant pour livrer bataille.
Imbu de cette idée, il revint à ses escadrons, où il fit descendre de cheval le Bâtard, Monseigneur de Clessy, Antoine d'Orlier, Monseigneur de Neuchâtel, Troylo et quelques autres; je fus aussi
1 Olivier de la Marche, capitaine de la garde du duc de Bourgogne.
2 Le pont de Gümmenen.
3 Ulmitz.
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appelé pour donner mon avis. Après l'exposé fait par Sa Seigneurie, il fut décidé de laisser pendant la nuit 2000 hommes d'infanterie et 300 lances 1 sur le plateau où nous étions et sur quelques collines avoisinantes, pour y monter la garde. Le reste de l'armée devait se retirer dans le camp, pour se reposer, car les hommes étaient très fatigués de cette journée passée sous les armes et à cheval. On devait se retrouver après le souper pour se concerter s'il était à propos de lever le camp et de se porter en avant à la rencontre. des ennemis, ou non. Dans ce conseil 2 chacun émit son opinion et j'ai la grande satisfaction d'avoir dit, en qualité de votre serviteur, ce qui me paraissait à propos, soit: De forts avant-postes sont bons, mais il importe de faire vigilance, car je vois une ruse dans cette attitude réservée des Suisses. Et comme ils sont éloignés de moins d'un mille, nous pouvons nous attendre à les voir arriver d'un instant à l'autre. Comme ils peuvent facilement traverser la forêt, ils tâcheront de surprendre notre brigade à l'improviste, comme ils l'ont d'ailleurs fait. Il fallait, déjà avant le point du jour, mettre en armes toutes (les troupes du) camp et les faire monter sur le plateau pour y attendre l'ennemi, et même y camper si cela était nécessaire. Chacun fut de mon avis et le duc renvoya la discussion de cet objet à une nouvelle séance du conseil qui devait avoir lieu après le souper.
Mais après le repas, Sa Seigneurie remit la chose au lendemain matin, car Elle croyait fermement à une feinte de l'ennemi, comme nous l'avons déjà dit. Pendant la nuit la pluie s'établit à partir de minuit, et elle dura toute la matinée du jour suivant, jusque vers midi. Lorsque le duc vit, au matin, que l'ennemi ne s'était pas montré pendant la nuit, il lui sembla que son opinion était non seulement bonne, mais qu'elle était absolument sûre. Ce qui ancra cette idée encore plus dans sa tête, c'est lorsqu'on lui rapporta que les Suisses avaient déchargé leurs pièces de grand et de petit calibre; c'était seulement pour remplacer leur poudre mouillée par de la sèche, comme on l'a vu peu après. Vers la fin de la nuit; ils commencèrent à avancer contre nous, marchant pas à pas dans la forêt, sans bruit et sans se faire voir. Plus on en informait le duc, moins il ne voulait croire à leur venue; il était même prêt à parier qu'ils ne viendraient pas, disant que c'étaient des faux bruits répandus par des traîtres français pour lui faire lever le siège, mais que jamais il ne s'y résoudrait.
1 A quatre hommes.
2 Il s'agit du conseil qui eut lieu dans la journée et non de celui qui était projeté pour la soirée.
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Enfin les rapports du Grand Bâtard annonçant l'approche de l'ennemi furent si fréquents que le duc commença à y ajouter une certaine créance. Il donna l'ordre que chacun prît les armes et se tint prêt dans ses quartiers. Cela eut lieu vers midi, au moment où la pluie cessa. Aussitôt on vit déboucher de la forêt la pointe d'une colonne suisse qui marchait sur le plateau, vers notre camp; ils étaient tous à pied, en ordre serré, armés de longues lances, les couleuvreniers en avant. Plus bas, du côté de la vallée, était un autre bataillon, d'une force moindre; entre les deux, environ quatre cents cavaliers qui, après avoir avancé un peu, attendaient le bataillon d'infanterie où se trouvaient un grand nombre de bannières. A leur débouché de la forêt, les ennemis furent reçus par une grêle de projectiles lancés par les canons et les serpentines, mais ils se serraient les uns contre les autres et ils gagnaient du terrain pied après pied. A mon avis, et à celui d'autres encore, ils pouvaient bien être huit mille à dix mille et au plus douze mille hommes, c'était, comme on l'a dit plus tard, l'avant-garde.
Dès que l'ennemi eut débouché de la forêt, le duc fit donner le signal de monter à cheval et il commença à s'armer. J'avais déjà été sur le plateau et, après avoir vu l'ennemi, j'étais retourné auprès du duc, afin de le décider à y monter, à toute vitesse, pour prendre les dispositions nécessaires, car il n'y avait là-haut pas plus de deux cents lances et environ mille de nos fantassins. Le duc ordonna alors d'y faire monter toute l'armée. Je restai en arrière, avec le ;Dr Matteo 1, pour aider au duc à mettre son armure. Il n'était pas possible de le persuader de la présence si, rapprochée de l'ennemi; il tarda si longtemps à monter à cheval que lorsqu'il fut en seIle les siens avaient déjà tourné le dos. Lorsque les Suisses virent que les nôtres arrivaient les uns après les autres pour se concentrer sur le plateau, et lorsqu'ils aperçurent que Troylo prenait pied, avec environ quatre mille hommes, sur une petite colline située du côté de la ville, ils firent feu de toutes leurs pièces à une. distance d'environ trois portées d'arbalète. En présence de cette impétuosité (furia), notre infanterie peu nombreuse, se mit à fuir. Quelques gens d'armes cherchèrent à défendre le passage d'une haie, mais les Suisses, qui n'avaient pas de casque, paraient avec un bras les coups portés à la tête par les cavaliers, et de l'autre main ils empoignaient les rênes des chevaux. Les cavaliers ennemis forcèrent le passage et lorsque nos gens d'armes virent la fuite de l'infanterie, ils tournèrent aussi bride. A cette vue, les compagnies qui arrivaient,
1 Le Dr Matteo de Clarici, médecin particulier du duc.
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sans se déterminer autrement, s'enfuirent comme eux ; de cette façon toute l'armée fut mise en déroute pendant un espace de temps de la durée d'un " Miserere 1 ", sans combattre et sans même montrer le visage à l'adversaire. S'ils avaient tenu ferme, les ennemis auraient dû employer au moins trois jours pour les tuer 2. Bref, l'armée, qui s'était laissée surprendre dans son camp, fut battue et détruite.
Jamais je n'ai vu le duc aussi perplexe et, inconscient de ce qu'il devait faire qu'au moment où il s'arma et monta à cheval, lui qui est cependant sagace, judicieux et qui jouit. d'un coup d'œil sûr et prudent. Je vois là le doigt de Dieu ou une fatalité du destin. Si l'ennemi était venu la veille, lorsque les troupes étaient en armes, rangées en bataille, le spectacle eut été terrible, il y aurait eu, des deux côtés, beaucoup de sang versé.
Les assiégés avaient fait une sortie et ils avaient été repoussés, mais lorsqu'ils virent la fuite générale et quand il remarquèrent les préparatifs de retraite faits par les troupes plus spécialement chargées du siège, ils sortirent de nouveau et poursuivirent les nôtres l'épée dans les reins. Nos gens coururent vers un pont situé à une demi-lieue, car il fallait traverser ce passage qui fut combattu avec acharnement; c'est là que je fus poursuivi moi-même.
Lors de mon départ, les ennemis étaient déjà dans le camp, où ils massacraient tout; presque toute l'infanterie est détruite, de même que les archers ; il ne pouvait en être autrement. J'en ai vu plusieurs qui se jetaient à terre, enlevaient leur casque et attendaient la mort les bras étendus. On peut compter qu'environ dix mille fantassins, fournisseurs de l'armée (et hommes du train) sont restés sur le carreau, ainsi que beaucoup de cavaliers; diverses opinions se font entendre au sujet des pertes; on dit que le porte-bannière du duc est mort; on aura des nouvelles plus certaines dans deux ou trois jours. Toute l'artillerie est perdue. Les ennemis ont pris, à la suite des deux défaites 3, à peu près deux cents pièces: bombardes, espringardes et courtauds. Je ne parlerai pas des pavillons, des tentes, des chars, de l'argent comptant et des vêtements, car ayant été attaqués à l'improviste au moment ou l'on croyait l'ennemi encore éloigné, chacun fut assez occupé à sauver
1 La durée d'un " Miserere " chanté est d'environ une demi-heure; mais cette expression a, en italien, un sens moins précis; elle signifie: en très peu de temps.
2 Textuel; c'est-à-dire que le combat eut été long et la victoire chèrement achetée.
3 De Grandson et de Morat.
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sa vie. En somme, tout est resté entre les mains des Suisses; ce n'est pas un petit honneur pour eux d'avoir remporté une pareille victoire sur un prince qui avait donné la chasse à des empereurs et à des rois et qui avait détruit les communes les plus puissantes. Lorsque je serai renseigné, je vous informerai des décisions prises par le duc. Je sais bien que son casque orné de pierres précieuses est sauvé, ainsi que plusieurs autres objets de valeur. Les lettres de crédit et l'argent monnayé sont en partie perdus; cela est grave, mais qu:est-ce en comparaison du désastre bien plus grand causé par la perte de l'infanterie; la gendarmerie a moins souffert en comparaison.
Deux heures après l'affaire, je me suis trouvé avec deux Suisses faits prisonniers par de mes amis; ils paraissaient être des gentils hommes; ils disaient, en l'affirmant sur leur foi, que tout le pays de Suisse était évacué par les hommes qui étaient tous venus (à notre rencontre),. délibérés à affronter la mort pour sauver leur pays ; ils évaluaient leur nombre à trente mille hommes d'infanterie et à mille six cents cavaliers, y compris le duc de Lorraine en personne et trois cents cavaliers du duché d'Autriche, tous décidés à nous combattre.
Don Frédéric 1 était parti le jour précédent, soit le XXI, pour se rendre auprès de Madame (la duchesse de Savoie) et de là il avait l'intention de monter en galère à Nice, pour aller à Rome; il a emmené les siens. L'évêque du pape à Sebenico, lui aussi, est parti pour la Bourgogne. Il ne restait ici que moi et le protonotaire Lucerna, ambassadeur du roi d'Espagne; il sollicitait le duc d'envoyer une mission auprès du roi de France, pour détourner Sa Majesté de favoriser le roi de Portugal. Pendant qu'il fuyait à côté de moi, il reçut deux coups d'épée sur la tête, son cheval fut blessé et il se déroba; je suppose qu'il a été massacré. Pendant ce temps je piquais des deux et, par la grâce de Dieu, j'ai sauvé ma vie! Mais je me souviendrai de ce danger jusqu'à mon dernier jour 2,
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Cette lettre est écrite dans des termes où vibrent encore l'émotion du combat et surtout la terreur causée par la poursuite impitoyable; mais ces sentiments n'ont pas enlevé à l'auteur sa sagacité et ses qualités d'observation. C'est pourquoi un court commentaire suffira pour élucider quelques points et pour fixer la topographie du champ de bataille.
1 Don Frédéric. d'Aragon, prince de Tarente.
2 La fin de la lettre, qui devait contenir la date et la signature, manque.
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Charles de Bourgogne fait une reconnaissance dans la jour née du 21 ; il traverse la forêt et arrive en vue du village d'Ulmitz, mais la nature accidentée du terrain et les rideaux d'arbres l'empêchent de reconnaître la force effective de l'armée confédérée, reconnaissance insuffisante qui fut fatale jusqu'à la fin des opérations. Pendant ce temps, son armée était rangée en ligne de bataille sur le plateau de Burg-Salvenach, puis elle rentre dans son camp 1. Le lendemain, 22 juin, vers midi, les Suisses se portèrent en avant et, après avoir invoqué le Dieu des armées, ils attaquèrent la " Haie Verte ", dans un assaut meurtrier.
Leurs deux corps principaux prirent pour point de direction les hauteurs du Bois Dominge, l'un à droite, l'autre àgauche, puis, en obliquant vers Meyriez et Greng, ils exécutèrent leur mouvement tournant qui coupait la retraite d'une bonne partie de l'armée empêchée de fuiir ou restée dans le camp. Nombreux furent les fuyards rejetés dans.le lac 'où ils trouvèrent une mort malheureuse. Suivant leur habitude, les Suisses n'accordèrent aucun quartier et ils firent preuve d'une grande cruauté. L'emplacement de la rivière et du pont où, suivant Panigarola et d'autres auteurs, un grand massacre eut lieu est difficile à déterminer, c'est probablement le Chandon, aux environs de Greng.
La poursuite donnée par la cavalerie de l'armée confédérée et alliée fut poussée activement, nombreux furent les fugitifs immolés dans la vallée de la Broye et dans les plaines d'Aven ches; le duc, suivi de quelques gentilshommes, chevaucha tout d'une traite et il arriva, dans la nuit, à Morges, où il entendit la messe le 23 au matin.
Le corps d'armée du comte de Romont n'avait pas été attaqué, il continua encore pendant quelque temps le bombardement de Morat. Cependant ayant eu connaissance de ce qui se passait sur son flanc et voyant toute retraite coupée, soit du côté des marais, soit le long du lac, le comte adopta le seul parti qui lui restait à prendre, celui de se diriger vers les hauteurs de Cressier d'où il put regagner Romont par des
1 Ce stationement de l'armée bourguignonne eut lieu le 21 et non le 22, comme le dit Dierauer (texte allemand II, 228 ; traduction française II,282.)
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chemins détournés, sans être inquiété dans sa retraite.
Ainsi, dans cette bataille qui fut une véritable surprise, les Confédérés étaient vainqueurs sur toute la ligne; s'ils n'avaient pas anéanti l'ennemi, ils lui avaient fait subir des pertes sensibles; le butin était considérable, soit en artillerie, en matériel de guerre et en objets précieux de différents genres. De plus, la gloire qui rejaillissait sur leurs armes allait rendre impérissable le renom de la bravoure helvétique.
Le chiffre des pertes des deux combattants est difficile à évaluer; quelques hommes tombèrent en défendant et en attaquant la " Haie Verte ", mais le principal carnage se fit près du ruisseau., en ce lieu où le mouvement tournant avait produit son effet, puis dans le camp, sur les bords du lac et dans le lac lui-même. L'infanterie fut surtout éprouvée, mais de nombreux gentilshommes mordirent aussi la poussière. Jacques van de Maes, le porte-étendard du duc, tomba en défendant le précieux gage qui lui avait été confié; on compte parmi les morts: le comte de MarIe, Georges de Rosimbos, capitaine des archers, le sire de Mailly, commandant les archers de la garde du corps, Antoine de Lignana, Molin de Bournonville, chef de l'infanterie de la première bataille, le sieur d'Aymeries, l'écuyer Jacques du Mat, Jean-François Troylo, Antoine d'OrIier, gouverneur de Nice, Philippe de Berghes, seigneur de Grimberghe qui avait offert vainement la moitié de sa fortune pour avoir la vie sauve. Sommerset périt et, avec lui, plusieurs archers anglais. Le protonotaire Lucerna, ambassadeur d'Espagne, fut sabré lors de la poursuite. Panigarola est, sans doute, près de la vérité quand il évalue les pertes des Bourguignons de huit à dix mille hommes, y compris les valets et les soldats du train. Du côté des Confédérés quelques centaines d'hommes, environ trois cents, trouvèrent la mort.
Suivant le chroniqueur Etterlin, le butin fut un misérable enfantillage à côté de celui de Grandson, toutefois, plusieurs pièces d'artillerie, mille tentes, quatre cents Baraques, des drapeaux, des étendards, des armes, de la poudre, des vêtements de prix, de l'or et de l'argent tombèrent entre les mains du vainqueur. Le partage du pillage se fit avec fort peu de régularité et il donna lieu à de nombreuses réclamations.
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Après ces constatations historiques, nous nous permettrons, non pas de faire la critique de la bataille de Morat, mais de présenter quelques considérations tactiques pour expliquer les causes de la défaite du duc et pour montrer comme il est important d'observer certains principes de l'art militaire qui sont de tous les âges et de tous les temps et combien le mépris de ces règles est fatal à ceux qui n'en tiennent pas compte.
Examinons d'abord l'emplacement de combat et voyons si le choix de Charles de Bourgogne a été judicieux. Trois solutions étaient à sa portée: en premier lieu, investir Morat et faire avancer l'armée de l'autre côté des forêts de Morat et du Galm et la déployer sur la rive gauche de la Sarine, pour attaquer et forcer les passages de Gümmenen et de Laupen; deuxièmement, tout en investissant Morat, occuper avec la plus grande partie des troupes une position retranchée sur le plateau de Cressier ; enfin, troisièmement, prendre pour objectif principal le siège de Morat, mais prévoir, en, même temps, une action défensive contre une rmée de secours et établir, dans ce but, des travaux de fortification passagère sur le plateau de Burg-Salvenach.
Le premier emplacement avait été conseillé au duc par les officiers de son état-major qui disaient que, sans toutefois lever le siège de Morat, il était préférable de marcher, avec le plus grand nombre de troupes, à la rencontre de l'ennemi, car, faisaient-ils observer fort judicieusement, le sort de la place dépend de la bataille; si nous sommes victorieux, la ville tombera d'elle-même, si nous sommes battus, elle sera délivrée. Mais cette position avait de graves défauts, surtout pour l'époque dont nous nous occupons; elle était peu favorable au combat en ordre, serré et au déploiement de la cavalerie. La contrée située le long de la Sarine, entre Kriechenwyl et Ritzenbach est coupée par des forêts; elle devait être encore bien moins ouverte au XVe siècle, alors que la culture intensive moderne n'avait pas encore fait disparaître les haies, les broussailles et les marécages. De plus, une armée placée dans cette position courait grand risque d'être prise à revers par la garnison de Fribourg, dont le duc exagérait d'ailleurs l'importance numérique, par les troupes postées à Anet et même.
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par une sortie vigoureuse et désespérée de la garnison de Morat.
La position idéale est celle du plateau de Cressier ; celui qui en est le maître domine toute la contrée; il fait face à l'ennemi venant de Fribourg, de Laupen et de Gümmenen. La force défensive de cette hauteur peut facilement être augmentée par des fortifications et là on ne court aucun danger d'être tourné. Cependant il faut reconnaître que cette position ne défend pas bien les approches de Morat; le corps d'investissement était à la merci d'une troupe suisse venant de Chiètres ou même de Büchselen, qui aurait ravitaillé la place et détruit les travaux d'approche. D'ailleurs, il faut bien se rappeler que les méthodes actuelles de combat sont différentes de celles du XVve siècle. Si le lieutenant-colonel H. Lecomte, dans la très intéressante étude qu'il vient de publier sur une bataille imaginaire livrée aux environs de Morat, choisit, avec beaucoup de raison, le plateau de Cressier comme centre de la position défensive, c'est qu'il manœuvre avec des troupes qui combattent en ordre dispersé et avec une artillerie dont les canons portent à plusieurs kilomètres, tandis que l'armée bourguignonne marchait au combat en rangs serrés, ses arquebuses et ses canons avaient un champ de tir restreint; elle occupait nécessairement un front beaucoup moins étendu 1.
Quant à la troisième position, celle qui fut choisie par le duc, il faut lui reconnaître des avantages: possibilité de combiner la continuation du siège et arrêter, en même temps, l'armée de secours, champ de bataille suffisant aux exigences de l'époque; vue étendue qui permettait au commandant en chef d'avoir sous les yeux ses divers corps. Le grave défaut de la position - les grandes forêts situées devant le front - pouvait être atténué par de forts postes avancés jusque de l'autre côté des bois, ou du moins par de nombreuses patrouilles qui auraient tenu le duc au courant de ce qui se passait vers Ulmitz et Gümmenen. Au lieu de cela, le service d'exploration était bien négligé dans l'armée bourguignonne. La reconnaissance du 21 paraît avoir été faite d'une manière
1 H. LECOMTE, lieut.-colonel du génie. La bataille de Cressier, 17-19 mars 19... Revue militaire suisse! 1913, pp. 371 et suiv.
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superficielle, puisqu'elle suggéra au général en chef des idées fausses sur le nombre des Confédérés. .
Mais la faute capitale, la source principale de la défaite, fut l'orgueil du Téméraîre. Habitué à agir seul, sans autre frein que sa propre volonté, il refusa, à Morat, de modifier le parti pris forgé dans sa tête et il méprisa les avis de ses meilleurs officiers, lorsqu'ils annonçaient la marche des Suisses. S'il les avait écoutés, son armée eut été rangée en bataille sur le plateau de Salvenach et alors, comme le dit fort bien Panigarola, " des choses se seraient passées autrement et on aurait assisté à un spectacle terrible. " Cette obstination du duc est bien faite pour donner raison au proverbe favori de Louis XI: " Quand Orgueil devant chevauche, Honte et Dommage le suivent de bien près 1. "
Si le service d'information et de reconnaissance avait été mal fait dans l'armée bourguignonne, il était, au contraire, parfaitement organisé du côté des Suisses qui, par des espions, par des signaux optiques, par des reconnaissances, savaient ce qui se passait à Morat et aux environs. Dans la préparation du combat et dans l'ordre d'attaque, les offîciers supérieurs suisses et alliés firent preuve de grandes connaissances militaires. Les soldats furent dignes des chefs, leur joyeuse ardeur, leur courage invincible, leur mépris de la mort, lorsque d'une main ils saisissaient la bride des chevaux pendant qu'ils paraient avec le bras gauche les coups portés par les cavaliers, devaient procurer à leurs armes des lauriers bien mérités. Ces braves savaient qu'ils combattaient pour la défense de leurs foyers et que l'existence de la patrie dépendait du sort de la journée; cette idée les fortifia et les aida à vaincre les troupes du Téméraire composées, en grande partie de mercenaires recrutés dans les différents pays de l'Europe.
L'ordre de bataille de l'armée bourguignonne, tel que le duc l'avait établi au début de la campagne, est donné ci-joint. Il subit, :il Morat, quelques modifications; ainsi le duc de Tarente, chef du lIe corps, quitta l'armée la veille du combat, à la grande indignation de l'état-major.
Nous avons déjà parlé, à la page 4, du sectionnement de l'armée en quatre corps, chacun d'eux formant deux lignes de bataille, soit, en tout, huit divisions. Les troupes n'étaient pas, comme aujourd'hui
1 COMINES, livre II, chapitre IV.
répartis, déjà en temps de paix, dans les corps; divisions, brigades, régiments; les armées de ce temps, réuni es seulement pour la durée d'une guerre, n'étaient organisées qu'au' commencement des opérations. D'ailleurs, ce mode de faire a duré longtemps et il a survécu à la .création des armées permanentes, puisque lors des guerres de l'Empire les différentes unités, depuis le régiment jusqu'au corps d'armée subissaient, même dans le cours d'une campagne, de nombreux et importants remaniements.
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L'unité fondamentale de l'armée était la compagnie. A la fin du règne du duc Charles, la compagnie, commandée par un conductier, était divisée :en quatre escadres, chaque escadre était sous-divisée en quatre chambrées, celles-ci comprenait cinq lances. La lance était de force différente; il Y avait des lances de neuf à quatre hommes. Ainsi, dans les compagnies des gens d'armes d'ordonnance de la. garde du duc, la lance comptait neuf hommes, dont six cavaHers: un homme d'armes, un coustellier, un page, trois archers à cheval, et trois fantassins: un arbalétrier, un couleuvrenier et un piquenier. Dans les troupes de ligne, la lance était moins bien fournie, pour nous servir du terme usité. .
Les archers étaient en partie montés, en partie à pied; à Morat, les archers de la garde et les archers anglais combattaient à cheval, mais la plupart des autres étaient à pied.
L'artillerie, qui avait le caractère d'une artillerie de position et non celui d'une artillerie de campagne, n'était pas attribuée aux divisions; elle était réunie sous les ordres du grand maréchal des logis, sous la main du haut commandement qui la détachait pour des services spéciaux; ainsi, à Morat, la plupart des pièces furent réparties entre les batteries de siège du comte de Romont et celles qui furent placées sur le plateau de Salvagny, pour la défense de la " Haie Verte ".
Cet ordre de bataille élaboré par de Gingins d'après les dépêches de Panigarola est reproduit ici avec les modifications nécessaires et suivant les signes conventionnels employés pour l'établissement de tableaux de ce genre.