Extrait d'un article de Rémy Scheurer publié dans Musée neuchâtelois janvier-mars 1972
LA PESTE DE 1349 ET SES CONSÉQUENCES DANS LA RÉGION DE NEUCHATEL

En l'absence de toute source narrative et de toute forme de recensement, c'est à des documents comptables et fiscaux qu'il faut avoir recours pour mesurer les effets de l'épidémie sur la population de notre région. Les archives de l'Etat conservent en effet sous le nom de « Recettes diverses»  une belle série de registres où sont transcrits des comptes de receveurs, de châtelains, de maires et d'autres officiers; les plus anciens remontent à l'année 1356, mais il y a de nombreuses lacunes. Aucun de ces documents n'est donc exactement contemporain du fléau et aucun ne permet la comparaison avec la situation antérieure. Cette comparaison nécessaire est possible grâce à quelques « extentes» (c'est-à-dire des reconnaissances des cens dus au comte à l'intérieur d'une circonscription par chacun de ses tenanciers), surtout grâce à celle du Landeron, établie entre 1331 et 1338. Mais il demeure évident que l'utilisation de documents aussi différents expose à des erreurs d'appréciation lorsqu'on veut déduire d'eux des renseignements démographigues. En tout état de cause, s'il est exclu d'être précis, on peut cependant rester exact dans les ordres de grandeur.

La date même de l'épidémie est corroborée par plusieurs textes: c'est 1349, selon le style de l'Annonciation qui avait cours à Neuchâtel, soit durant l'année s'écoulant entre le 25 mars 1349 et le 24 mars 1350 de notre calendrier. Cette date fournit un nouvel exemple de la coïncidence entre les itinéraires de contagion et les grandes voies de communication, en même temps qu'elle met en garde contre une interprétation erronée de l'Essai de représentation de la peste noire en Europe occidentale et centrale, tenté par Elisabeth Carpentier . L'utilisation de courbes, même si celles-ci ne délimitent pas de zones précises, laisse supposer que l'épidémie s'est propagée comme une onde de choc qui part du sud de l'Europe à la fin de 1347 pour atteindre le nord de l'Angleterre à la fin de 1349 et une partie de la Scandinavie durant le deuxième semestre de 1350. D'après cette carte, qui est une première ébauche, le mal aurait touché notre région vers le milieu de 1348. Nous tenons donc un indice ici pour penser que la contagion a progressé à travers de grandes zones à des vitesses très différenciées et que les foyers d'infection qui s'allumaient à retardement, en retrait des principales routes, ont contribué à maintenir l'insécurité pendant une période bien plus longue que les six mois de la plus forte contagion.

L'état de notre documentation ne permet pas de savoir si l'épidémie a été aussi foudroyante ici, secteur d'abord épargné, que là où elle a passé en premier lieu; mais il le semble bien, à en juger par le texte suivant:

Li dus malins de Nuefchastel et li malins au seigneur de Serrieres sont extimez valoir ad present LIII muys VIII emines fromant, deduitz, pour cause de la grant mortalité qui fut l'an MCCCXLIX, vingt et six muys et seze emines fromant de quatre vingz muys fromant que l'on en salait doner devant la dicte mortalité. Et se doit faire li dicte deduction soulemant tant dius quant il Plaira ou seigneur 5.

On peut donc conclure que la diminution du revenu des mouliris de Neuchâtel et de Serrières est liée à celle de la population. En comptant 24 émines par muid (ce qui est attesté), nous obtenons 1920 émines de rente avant l'épidémie et 1280 après, soit une diminution de 640 émines faisant très exactement un tiers. Il est évident que, décrétée ou négociée, la réduction n'a pu être qu'approximative par rapport à la perte de population, mais l'ordre de grandeur peut être tenu pour bon: le document est de quatre ans postérieur à l'événement et rien n'indique qu'une migration de paysans vers la ville ait rapidement comblé de plus fortes disparitions. Certes, on pourrait invoquer au contraire la disparition de lieux habités, comme la Pioulouse et Fontainechine, entre Cressier et Lignières, mais c'étaient des hameaux de quelques feux (cinq à Fontainechine vers 1338) et, pour significatifs qu'ils soient, ces abandons n'eurent pas de conséquence démographique notable.

A la campagne, on observe la même réduction d'un tiers de certaines redevances qu'en ville, indice que la contagion a été la même partout où elle s'est manifestée:

Ha recehu pour la ferme dou four Huguenin d'Espaigney chascun deis ditz trois ans et termes dues emines trament, desduye une emine troment pour la tierce partie de la dicte ferme audit Huguenin, quictee par monsr pour cause de la grant mortalitey, ensi came ou compte devant cestuy.

Les autres comparaisons entre la valeur des moulins et des fours avant et après 1349 ne permettent pas de conclusion générale sur l'évolution démographique.

Les extentes et les comptes, bien que ne donnant pas exactement des renseignements sur les mêmes catégories de personnes (les bourgeois sont indiqués par les extentes puisqu'ils sont tenanciers, mais ils n'apparaissent pas dans les comptes puisqu'ils sont exonérés de l'affouage), permettent cependant d'apprécier grossièrement l'évolution démographique à partir des années trente....

De ces deux tableaux (et dans la mesure, encore une fois, où la liste des tenanciers des années 133°-134° peut être comparée avec les feux tels qu'ils apparaissent d'après les comptes de la seconde moitié du XIVe siècle), quatre villages sont comparables:

 

Cressier

Enges

Frochaux

Lignières

Total

1338

 

25

 

II

 

12

 

23

 

71

1357

13

-

7

-

10

-

17

-

47

-

1360

14

16

7

II

10

12

19

20

50

59

1370

-

14

-

10

-

9

-

16

-

49

1377

-

14

-

10

-

10

-

16

-

50

La première conclusion est que ces villages semblent avoir été très diversement touchés par la peste, mais dans l'ensemble nous constatons une régression approximative d'un tiers dans le nombre des feux. Vu l'incertitude de nos chiffres et les risques d'erreur déjà signalés, il est inutile de se donner la fausse sécurité des pourcentages! Une autre conclusion à dégager de l'examen du tableau Il est que le chiffre de la population demeure stable, mais avec une légère tendance à baisser jusque vers 1380 : les chiffres pour la fin du siècle sont plus difficiles à interpréter; il faudrait s'appuyer sur une analyse de la « Reconnaissance de la Châtellenie du Landeron»

faite en 1431 A première vue, celle-ci indique un nouveau fléchissement par rapport aux années 1370. Par exemple, il n'y a plus en 1431 à Frochaux que quatre tenanciers habitant le hameau; et pourtant les habitants du lieu sont des hommes francs qui tombent dans la condition de « comand» lorsqu'ils déguerpissent.

De toute façon, nous sommes contraints de comparer tant bien que mal des nombres de feux sans avoir la possibilité de leur affecter un coefficient qui donnerait un nombre d'individus, et il y a tout à parier que ce coefficient varierait entre 1340 et 1360.

Une dernière remarque: la chute de population au XIVe siècle contraste avec les indices d'expansion dont témoignent à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle des créations comme la Bonneville, la Neuveville et jusqu'à un certain point Boudry.

Quoi qu'il en soit des pertes en vies humaines, la désolation du pays est peinte dans les documents comptables: à Serrières, le battoir à plantes textiles, qui rapportait par an au comte dix pièces de toile, est vacant en 1353, d'après l'extente; au Landeron, le principal moulin est encore en activité mais deux petits sont hors de service et ils le seront encore en 1431; à Fleurier, le moulin ne rapporte plus rien quar il est chuz desrochiez, ensi came ha atermé en son campe devant cestuy 2°. Ailleurs, ce sont les fours que l'on ne chauffe plus: Deis yssues dou tour Lambert de la...