Extrait d’une publication du centre européen d’études bourguignonnes N°26-1986  
Rencontres de Bruxelles « Art de la guerre, technologie et tactique en Europe occidentale à la fin du M-A et à la Renaissance  
LOUIS-EDOUARD ROULET Professeur aux Universités de Neuchâtel et Berne

  LE TÉMÉRAIRE À MORAT: PLAIDOYER POUR UNE RÉHABILITATION

Il peut paraître présomptueux, voire prétentieux de traiter un sujet rebattu et qui apparemment n'offre plus guère de secret. Si je prends la liberté de le faire, c'est qu'il me semble indispensable non seulement d'analyser le déroulement de la bataille de Morat en fonction de celle de Grandson, mais encore de situer ces deux confrontations armées dans un contexte politique, diplomatique et économique plus large. Ce qui m'importe plus particulièrement - mais dans l'optique que je viens de décrire - c'est concernant le duc de Bourgogne lui-même, le dispositif mili­taire décidé à Morat, les mesures prises, et surtout le comportement de Charles pendant le combat.  

Or nul n'ignore que ce dernier a été jugé sévèrement par la postérité. Pourquoi? Parce que la tentation est grande pour l'historien de reprendre et de reproduire des opinions ou des jugements antérieurement émis et dont les auteurs sont taxés-dignes de foi. Or, concernant l'attitude du Hardi à Morat, deux contemporains de poids et de choix ont contribué, pour une partie en tout cas, à forger et à former l'opinion critique: Commynes et Jean-Pierre Panigarola.

On pourrait qualifier Commynes, qui n'était pas sur place, de témoin de moralité. Le chroniqueur, passé des services de Bourgogne à ceux de Louis XI, nous a laissé du Téméraire vieillissant - pourtant il était bien jeune encore - un portrait peu flatteur. Celui d'un prince devenu cruel, obnubilé par son propre moi, différent de ses prédécesseurs, orgueilleux, en quelque sorte responsable des malheurs de ses peuples. Et sur cette toile de fond s'ajoute, se dessine, se plaque l'instantané enregistré par Pa,niga­rola pendant le combat, instantané d'autant plus impressionnant qu'il reflète la vision d'un remarquable observateur doublé d'un bon écrivain - une espèce de précurseur du reportage pris sur le vif - car l'ambassa­deur du duc de Milan accompagne le Hardi lors de ses expéditions militai­res. Or que dit-il de la réaction de Charles, au moment où, à Morat, les Confédérés attaquent?

«Et jamais je n'avais vu ledit Seigneur aussi éperdu et ne sachant que faire qu'au moment où il s'arma et monta à cheval, lui qui d'habitude est sagace, l’œil ouvert et sur ses gardes. Je vois là la volonté divine: aut quod sic fata darent. »

  Entendons-nous bien. Certes, l'ambassadeur milanais reconnaît expli­citement que le Hardi jusqu'à Morat restait clairvoyant, soucieux d'éviter la surprise, prêt à la riposte, d'un mot un bon chef de guerre. Mais la  
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postérité n'a point retenu cette partie du discours. Elle est demeurée fascinée par l'image d'un homme célèbre ayant perdu la maîtrise de soi, se conten­tant de voir dans cette métamorphose, non point comme Panigarola un accident à la fois subit et incompréhensible, au point qu'il en rend respon­sable la fatalité ou la volonté divine, mais bien l'issue dramatique d'une évolution annoncée et décrite par Commynes. Or notre propos sera de tenter de justifier, par une approche systématique et logique, une suite d'événe­ments jugés à la lumière diffuse de l'irrationnel ou d'une sclérose de l'esprit.

Pour comprendre le déroulement de la bataille de Morat, il faut d'abord connaître le site, le décrire, le comparer à celui de Grandson, en évaluer l'importance dans le réseau routier de l'époque. Or ce qui frappe, en premier lieu, c'est le tracé Berne-Lausanne, seule liaison digne de ce nom, qui permet d'atteindre d'Une part Genève et Lyon, d’autre part la Franche-Comté et Dijon. Parallèlement à la route de Lausanne, celle qui mène à Bâle est pour Berne de valeur essentielle puisqu'elle conduit,  au delà de la cité rhénane, à l'Alsace, à la Forêt Noire, aux pays du Rhin. Or les routes de Lausanne et de Bâle se séparent ou se rejoignent à Morat.

Côté bourguignon, la vision est à la fois différente et complémentaire. le tracé Besançon-Pontarlier-Col de Jougne-Lausanne-Grand-Saint-Berpard est d'importance dans la mesure où il mène à Milan. De même la route Dole-Col de la Faucille-Genève et le Petit-Saint-Bernard. D'où qu'on vienne, on rencontre toujours Yolande de Savoie. Le contrôle de la baronnie de Vaud ne peut se faire que par le truchement d'une alliance ou alors par la mainmise d'une conquête. Pour les Bernois comme pour le Hardi.

L'examen de la carte politique des cantons à la veille des guerres de Bour­gogne apparaît révélateur. Ils sont au nombre de huit, regroupés en fais­ceaux, allongés sur l'axe du Gothard, entre Zurich et les lacs italiens d'une part, entre les Alpes et le Jura de l'autre. A l'ouest des Ligues, la Bourgo­gne, au sud-ouest la Savoie. Entre la Savoie et Berne, Fribourg dépendant de la première mais jouant, non sans risque, la carte politique et militaire de la ville de l'Aar parce que désireuse de s'affranchir d'une tutelle con­traire au désir d'émancipation. Enfin, entre la Confédération et la Bour­gogne, le petit pays de Neuchâtel dont la position apparaît précaire, tant au plan stratégique qu'au plan diplomatique puisque le comte Rodolphe de Hochberg est à la fois combourgeois de Berne et vassal du Hardi pour ses fiefs d'outre-Jura. On sait qu'il tentera de réconcilier les adversaires, au cours de négociations qui se tinrent à l'année 1475, mais qui n'abouti­rent point, ce qui l'engagea, en désespoir de cause, à miser sur les deux tableaux, donc à se réfugier à Berne en laissant son fils Philippe chevau­cher aux côtés du Grand Duc d'Occident.  
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La ville de l'Aar, dont Charles voulait s'emparer, était protégée, en pro­fondeur, par trois verrous, situés sur les axes de pénétration et occupés par des garnisons suisses. À l'ouest, Grandson, fief des Chalon de Bour­gogne, sur la route de Neuchâtel, voie de pénétration secondaire certes, mais utilisable par une armée en marche désireuse d'atteindre son objectif après avoir longé le pied du Jura, puis par Aarberg franchi le Seeland. Au centre du dispositif, Morat, relevant de l'autorité de Jacques de Romont, baron de Vaud, vassal de la Savoie, petite ville fortifiée contrô­lant la route principale de Berne, par la large vallée de la Broye. À l'est, Fribourg, en rébellion contre son suzerain, située sur la seconde route prin­cipale de la ville de l'Aar, le long de l'étroite vallée de la Sarine.

Il convient d'accompagner le Hardi lorsque, venant de Pontarlier, en janvier 1476, il franchit le col de Jougne puis, à la tête de son armée, pénètre dans le pays de Vaud, donc en Savoie. A Orbe, il bifurque en direction du nord, s'engageant le long de la route du pied du Jura. Son intention? À coup sûr s'emparer de Grandson, fief des Chalon de Bourgogne, indû­ment occupé par les Confédérés. Sans doute de pousser plus loin, une fois cette première ville prise, en direction de Neuchâtel, qui relève de l'auto­rité de Rodolphe de Hochberg, son vassal, enfin, en partant de là, d'atta­quer Berne, l'ennemi. En première urgence donc, neutraliser Grandson. Le Hardi installe un camp fortifié sur l'Arnon, au nord de la cité, pour empêcher l'arrivée de renforts, isole ainsi la ville, pousse son exploration jusqu'au château de Vaumarcus, à la limite même du comté de Neuchâtel. Puis commence le siège, au cours duquel l'artillerie bourguignonne, arme mal connue des Suisses, sème la désolation et l'effroi. Le duc s'empare de la cité, du château, se montre sans pitié envers les hommes de la garni­son. Il est vrai que les Confédérés avaient agi de même, quelques mois plus tôt, envers les défenseurs d'Estavayer-le-Lac, à peu de distance de là.

La suite des événements est dictée au duc pour une part par sa volonté de poursuivre sa progression, puisque le premier verrou a sauté, mais aussi par les nouvelles de l'ennemi que lui transmet son renseignement. Or, il a appris que les Suisses se rassemblent dans le comté de Neuchâtel et que tôt ou tard il se heurtera à eux.

Tout chef militaire qui doit en découdre avec l'adversaire souhaite choisir le terrain où il pourra imposer sa manœuvre. La chute de Grandson est certes une excellente affaire, mais se battre à proximité de la ville n'offre point de perspective réjouissante. Pour celui qui, comme Charles, regarde au nord, il y le lac à sa droite, le Jura, donc la montagne à sa gauche. Deux routes, l'une le long du rivage, ou presque, l'autre, à mi-hauteur, partiellement boisée, l'ancienne voie romaine, la «vy d'Etra» (via strata). Le duc décide d'explorer en force par la route du haut et le 1er mars se porte en avant avec le gros de ses troupes. En effet, se sentant à l'étroit, entre la montagne et le lac, il veut gagner la plaine de Concise, à six ou sept km. au nord, c'est-à-dire un lieu où le Jura s'éloigne, ce qui doit lui permettre de déployer mieux son armée. Au moment où il s'installe - nous sommes le 2 mars -, son exploration lui annonce une attaque imminente des Suisses venus par la voie romaine, donc par la route du haut. Et très vite surgissent les Confédérés, en fait une forte avant-garde de quelques  
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milliers d'hommes. La mêlée qui s'engage apparaît un peu confuse, indé­cise, à l'issue incertaine. Ce qui engage le Hardi à prendre une décision lourde de conséquence: faire reculer ses gens d'armes, attirer les Suisses entièrement dans la plaine, les encercler, puis les anéantir, avec les archers anglais à gauche, l'artillerie au centre et la cavalerie lourde à droite.

Or, au moment où s'opère la manœuvre, le gros de la force confédérée surgit le long de la route du lac pour immédiatement se jeter à l'assaut. On connaît la suite: surprise, désordre, panique, fuite des Bourguignons qui perdent leur artillerie, une grande partie de leur camp, mais relative­ment peu d'hommes.

Quelle est la leçon que Charles tire de Grandson? Elle s'articule en trois points. D'abord il apparaît que les Suisses ont remporté la victoire grâce à un concours de circonstances partiellement imprévisibles. Mais ils ne sont pas invincibles. Le témoignage de Panigarola demeure formel: ils étaient fatigués. On aurait pu les battre. A cette certitude s'ajoute, aux yeux du duc, une deuxième évidence. En raison de leur meilleure connaissance du terrain, les Confédérés ont réussi une feinte. En faisant semblant de por­ter leur effort principal par le haut, alors que le gros de leurs forces atta­quaient par le bas, ils ont donné le change et trompé l'adversaire. Enfin troisième constatation: il demeure risqué d'abandonner un camp fortifié pour se porter en avant, dans une position qui ne peut être suffisamment aménagée à l'avance, lorsqu'on connaît malles lieux où l'on progresse.

On sait que ce qui est. sans doute apparu comme une feinte au duc, côté suisse l'était beaucoup moins dans la mesure où la double progression, à mi-hauteur et par le bas, suivie du double assaut était due beaucoup plus à l'arrivée échelonnée des contingents cantonaux et à l'impétuosité des com­battants qu'à l'exécution d'une manœuvre sciemment conçue. Peu importe, en l'occurrence. Pour le Hardi seule la réalité de l'affrontement a compté. Or cette réalité s'est bien manifestée sous forme de deux attaques, la pre­mière par le haut, la seconde par le bas. Diebold Schilling, dans sa belle chronique illustrée des Guerres de Bourgogne, le montre de manière irré­futable.

Abandonnons Grandson et rejoignons Charles à Lausanne, où il a ins­tallé son nouveau camp, après avoir séjourné quelque temps à Nozeroy, en Franche-Comté, suffisamment longtemps pour se rendre compte que les Confédérés ne le poursuivaient pas, qu'ils renonçaient à occuper le pays de Vaud, où il convenait de se rendre sans retard, en vue de s'assurer le concours quelque peu chancelant de la duchesse Yolande de Savoie. Le regroupement de l'armée se fait selon un dispositif bien connu qu'on se bornera à rappeler dans la mesure où sa mise en place sera déterminante lors de la bataille de Morat.

     1. Les forces dont dispose le duc sont regroupées en quatre corps de

chacun deux divisions. S'ajoute aux quatre corps la réserve.

2. Les corps sont respectivement aux ordres du duc d'Attry, du prince de Tarente, qui d'ailleurs quittera Charles à la veille de Morat, du comte de MarIe, du comte de Romont. La réserve relève du maréchal des logis.  
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    3. Chaque corps est composé d'hommes d'armes, d'archers, de gens à pied et d'artilleurs, dans une articulation autonome, donc largement indépendante.

4. Les Anglais et les Lombards qui s'entendent fort mal- on connaît les rixes sanglantes survenues au camp de Lausanne - ne sont jamais regroupés dans le même corps.

Que vaut le moral de la troupe? À en croire Panigarola, il laisse à dési­rer. Retard dans le paiement de la solde, dans l'acheminement des ren­forts d'artillerie. Rivalité et jalousie entre corps de troupes. Indiscipline. Mais l'autorité du duc finit par s'imposer. Au moment du départ de Lau­sanne, le Hardi a repris ses hommes en main. Le meilleur corps est sans doute celui de Jacques de Romont, le 4e parce qu'il comprend une troupe d'élite, celle d'Antoine d'Orlier, qu'il est renforcé par la meilleure cavale­rie bourguignonne, celle du sire de NeufchâteI-BIamont et surtout parce qu'il s'agit de combattants motivés, comme on dit aujourd'hui, pour la bonne raison qu'ils ne portent point dans leur cœur les Confédérés, qui ont par deux fois dévasté le pays de Vaud. Solide aussi le 3e corps du comte de MarIe, fortement encadré par la chevalerie et la garde ducale du 1er corps. Moins sûrs les Lombards du prince de Tarente et la réserve aux ordres du Grand Bâtard Antoine.

Le 27 mai 1476, à la tête de son armée reconstituée, Charles quitte Lau­sanne. Trois routes s'offrent à lui. Celle d'Orbe-Yverdon-Grandson, con­nue parce que déjà prise. Il y renonce. Sans doute parce qu'elle n'est pas la meilleure et parce que pour atteindre Berne, passer par Neuchâtel repré­sente un détour important. Peut-être aussi parce que superstitieux, il ne veut pas retourner sur les lieux d'une première défaite. Les deux autres itinéraires qui se dessinent sont, soit la vallée de la Broye avec le verrou de Morat, soit la vallée de la Sarine, avec l'obstacle de Fribourg, ville éga­lement fortifiée et tenue par les Suisses. La vallée de la Broye apparaît beau­coup plus large, donc propice au déploiement des troupes, elle permet de mieux se garantir contre d'éventuelles attaques surprises. Et puis Morat étant fief de Jacques de Romont, l'espoir d'une reconquête, d'une reprise par les Savoyards ne peut que stimuler l'ardeur des combattants. Aussi le Hardi choisit-il cette route, en s'y engageant avec une prudence extrême. Douze jours, en trois étapes, avec chaque fois des camps retranchés pour franchir les quelque soixante kilomètres qui séparent Lausanne de Morat. Le 9 juin, le Grand Duc d'Occident arrive enfin à portée de boulet de la petite cité, défendue par une très forte garnison d'environ 2000 hommes, aux ordres d'Adrien de Bubenberg, ancien avoyer bernois, et par l'artille­rie bourguignonne, prise à Grandson, installée sur les remparts, comman­dée par quatre maîtres italiens, les Confédérés connaissant fort mal cette arme redoutable. Le fait que Bubenberg ait parfait son éducation chevale­resque à la cour de Bourgogne, où il s'est pris d'amitié pour Charles, donne à la confrontation qui va les opposer un arrière-goût de tragédie antique.

Tout dispositif miliaire est déterminé par le but que l'on poursuit, les moyens dont on dispose, le terrain qui s'offre à vous et l'image que l'on se fait de l'ennemi. La volonté première et dernière du Hardi est de s'empa­rer de Morat, donc de faire sauter le verrou, puis, ses arrières étant assurés,  
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de marcher sur Berne. Concernant la nature du terrain, une extraordinaire analogie se dessine entre Grandson et Morat. Dans les deux cas un lac, avec à son bord, une cité fortifiée, tenue par l'ennemi. Dans les deux cas, jouxtant le lac, une plaine d'environ 1 km de large, puis se transformant en une pente relativement douce au départ, pour peu à peu épouser la montagne. Dans les deux cas, une route du haut et une route du bas. La seule différence apparaît dans l'inversion du relief topographi­que. Pour les Bourguignons, à Grandson, la ville et le lac étaient à droite, le Jura à gauche. À Morat, la cité, dont il faut s'emparer, se situe à gau­che, les hauteurs à droite.

Les décisions que Charles prend à Morat témoignent d'un sens tactique évident et d'une volonté indéniable de tirer profit de l'expérience de Grand­son. L'analogie de la configuration topographique en quelque sorte l'y oblige. Il espère, bien sûr, s'emparer de la ville avant l'arrivée des Confé­dérés. Mais il n'en est pas absolument sûr, car, selon toute probabilité, du moins à ses yeux, les Suisses, pour éviter aux défenseurs de Morat de connaître le même sort que celui subi par ceux de Grandson, tenteront de porter secours à la garnison assiégée. Pour débloquer la cité, ils seront donc tentés de concentrer leur effort principal par la route du bas, comme ils l'ont fait à Grandson, il est vrai trop tard pour sauver la citadelle. Mais cet effort principal par la route du bas n'exclut pas, comme à Grandson, une feinte, donc une surprise, en d'autres termes une progression, voire un assaut d'une avant-garde, par la route du haut.

À la fin du moyen âge - est-il besoin de le rappeler - les différents ordres de mission donnés aux chefs de troupes ne s'exprimaient point par le langage des militaires d'aujourd'hui. Il n'est cependant pas téméraire, au vu de l'occupation du terrain par l'armée du Hardi, de préciser le rôle dévolu à chaque corps, au sein du dispositif général. On pourrait résumer de la manière que voici:

1. Lui-même s'installe au haut d'une éminence, en forme de cône, le Grand-Bois Domingue, d'où il domine l'ensemble et exerce une vue plon­geante sur Morat.

2. Autour de lui, son quartier-général renforcé par le 1er corps du duc d'Atry, avec pour mission de le protéger, mais pouvant être engagé, soit à gauche en appui au comte de Romont, soit à droite en faveur du comte de MarIe.

3. Le comte de Romont avec son 4e corps, le meilleur, au nord de Morat. Mission première: empêcher la jonction, par la route du lac, de la garni­son assiégée et des Suisses venus à son secours. Mission secondaire: aider le corps du prince de Tarente, le 2e, implanté au sud de la ville, à prendre celle-ci .

4. Le 2e corps, situé dans la région de Meyriez, donc au sud de Morat, a pour seule mission de s'emparer de la ville.

5. Le 3e corps du comte de MarIe est placé au nord du Grand-Bois Domingue, donc face à l'ennemi. Mission première: surveiller et contrôler la route du haut et s'opposer à tout assaut venu de là. Pour ce faire, Marie fait édifier à 1 à 2 kilomètres de la lisière de la forêt, une fortification de campagne, la fameuse haie verte. Elle s'appuie sur les archers anglais, de  
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l'artillerie et une réserve de cavalerie, en tout peut-être deux mille hom­mes. À gauche de la haie verte, un fossé naturel profond, à droite un ter­rain marécageux.

Pour celui qui prend la peine d'étudier attentivement le dispositif de Charles à Morat, l'évidence saute aux yeux. Sans doute le duc demeure-t-­il convaincu que ses adversaires attaqueront par la route du bas puisqu'il leur prête l'intention première de vouloir dégager Morat. Deux autres rai­sons militent en faveur de cette manœuvre. Une attaque par le haut obli­gerait les assaillants à demeurer à découvert sur une distance relativement longue, s'offrant ainsi en cibles aux défenseurs de la haie verte. Par ail­leurs, l'exemple de Grandson aidant, les Suisses seront tentés de répéter le mouvement pour répéter la victoire. Or, c'est précisément cette analo­gie du relief topographique qui apparaît à l'origine de l'édification de la haie verte. Comme à Grandson, l'ennemi pourra faire diversion par le haut, donc une fois encore donner le change, en vue de masquer l'assaut princi­pal qui s;effectuera par le bas. Mais la vraie bataille se déroulera par le bas, au nord de Morat, en vue de dégager la ville. Le duc en est convaincu. Pour le comprendre, il suffit d'évaluer dans chaque cas l'importance du second échelon, du renfort. Marie, sur les hauteurs, derrière sa haie verte, ne peut être appuyé à court terme que par d'Atry et le corps du Bois Domin­gue, alors que Romont qui, au nord de Morat, subira le choc principal, pourra bénéficier du soutien des quatre autre corps qui se rabattront en éventail.

Quelle que soit l'évidence d'une démonstration, elle ne suffit pas à recons­tituer, à coup sûr, la vérité historique, si elle se contente de se référer à la logique et à la topographie. Il faut le document irréfutable. Or voyons ce qu'écrit Panigarola. Et d'abord concernant le siège de la cité investie, qui - on l'a vu - incombe en premier lieu au 2e, subsidiairement au 4e corps de troupes. Ici les choses traînent, en raison surtout des pièces d'artil­lerie installées sur les remparts et qui empêchent la progression des assail­lants. Heureusement pour le Hardi, les Confédérés, dont le but est de dégager Morat d'une étreinte qui pourrait se révéler mortelle, sont encore bien loin. Le 12 juin, le duc a poussé une forte reconnaissance sur les têtes de pont de la Sarine, à Laupen et à Gümmenen, sans rien trouver devant lui. Mais le temps presse. Ce même soir du 12 juin, Charles, pour s'empa­rer de Morat, ordonne un premier assaut coordonné et généralisé, côté sud les Lombards du 2e corps, côté nord les Savoyards de Jacques de Ramant. Ces derniers, après avoir creusé des tranchées, parviennent jusqu'à proxi­mité des murailles. Le lendemain matin, pris sous le feu violent des défen­seurs, ils tiennent bon, alors que les Lombards refluent. Appréciant cette situation, Charles prend une décision capitale. Du moment que les Suisses sont encore éloignés, c'est Ramant qui, avant leur approche, donc avant la bataille, prendra la ville. Dans la nuit du 14 au 15 juin s'opère, côté savoyard, donc au nord de la cité, un changement du dispositif d'assaut, par la mise en place de la lourde artillerie de siège. Véritable exploit, dans l'obscurité, on transporte deux bombardes, plusieurs courtaux et de gran­des couleuvrines, certaines pièces pesant plusieurs tonnes. On les monte sur des poutres, on les enterre, et dès l'instant où l'on a réussi à se rappro­cher  
 
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de deux à trois cents mètres des remparts, on les protège au moyen de gabions, de parapets de terre et de boucliers. Dès le samedi 15 juin, le bombardement commence. Il sera meurtrier et surtout dévastateur. Une partie du mur d'enceinte de la ville s'écroule, la tour dite de la Poudrière s'effondre, celle dite des Chaudronniers est sérieusement touchée.

Pour tenter de parer à une menace qui ne cesse de s'affirmer, Buben­berg ordonne une sortie, dans le but de neutraliser l'artillerie de siège. Quel­que 70 défenseurs se ruent au dehors, parviennent jusqu'aux premières pièces, se mesurent aux servants, en blessent quelques-uns, mais étant trop peu nombreux, sont repoussés à l'intérieur. L'opération de dégagement n'a pas réussi. Pis, accident apparemment sans importance, mais dont les consé­quences seront déterminantes, un homme de la garnison est prisonnier des Bourguignons. Parce que celle-ci, nuitamment et par le lac, est restée en communication avec l'armée suisse de secours, il peut révéler au Hardi l'intention de manœuvre de l'ennemi. Dans la nuit du 17 au 18 juin, donc la nuit suivante, l'attaque des Confédérés se fera en deux points du camp, mais avec l'effort principal en direction de Morat, en vue de dégager la garnison qui, de son côté, tentera une sortie massive pour rendre possible la jonction. Car c'est bien d'une opération de dégagement qu'il s'agit. L'homme capturé est formel. Si elle réussit, les Suisses se retireront, ils se sentent trop faibles et trop peu nombreux. Ces renseignements, écrit Panigarola, confirmaient ceux que le duc avait obtenus par une autre voie. Laquelle? L'extrême discrétion de l'ambassadeur milanais nous incite à supposer qu'il pourrait s'agir de l'astrologue bernois, on le sait soudoyé par Charles, et qui semble l'avoir informé à plus d'une reprise, notam­ment en lui faisant savoir plus tard que la grande bataille serait livrée le 21 juin.

Pour l'instant et dans l'immédiat, donc le 17 au soir, le duc ne met point en doute la valeur du renseignement qui vient de lui être donné. D'autant moins qu'il confirme la perspicacité de sa propre appréciation et le bien­fondé de son dispositif. Il faut demeurer sur ses gardes, à droite, sur les hauteurs, derrière la haie verte, où peut se dessiner, s'esquisser une atta­que de diversion, sans pour autant tomber dans le piège d'une feinte,

, comme à Grandson. L'essentiel demeure d'être prêt à se porter à gauche, en vue d'appuyer Romont et d'empêcher la réunion entre la garnison et l'armée de secours. Le duc alerte immédiatement ses troupes, ordonne le branle-bas, demeure à cheval toute la nuit. Dès l'aube, et ne voyant rien venir, il pousse des reconnaissances, galope en personne au-delà de ses avant­-postes, et, en raison de l'absence de l'ennemi, à huit heures du matin, ren­voie ses hommes dans leurs quartiers. L'alarme, même si elle n'a pas été suivie du combat, ne s'est pas révélée inutile. Elle a permis de déceler le point faible du dispositif bourguignon. Ce n'est pas à droite, sur les hau­teurs - où d'ailleurs rien ne s'est passé - et où le camp est protégé par la haie verte, et où ne peut se produire qu'une opération secondaire, mais bien à gauche, côté Morat. Lorsque l'armée bourguignonne se portera en avant pour appuyer Romont, au contact des Suisses, son flanc gauche sera soumis au feu des défenseurs de la ville. D'où la décision du Hardi de réduire la menace. Le 18 juin, donc le même jour, à six heures du soir,
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après un bombardement intense qui a duré toute la journée, les hommes de Romont donnent l'assaut. Ils progressent jusqu'à l'enceinte, franchis­sent la brèche, escaladent les créneaux, et dans un corps-à-corps furieux, qui dure près de quatre heures, se mesurent aux défenseurs acculés dans leurs derniers retranchements. Finalement l'assaillant est repoussé. Jour­née meurtrière, écrit Panigarola; elle l'est aussi pour la garnison. Côté bour­guignon quelque soixante morts et une centaine de blessés. Mortifié par l'échec subi, le Hardi admoneste ses capitaines. Pourquoi, répliquent ceux-­ci, sacrifier nos meilleurs hommes alors que nous devons les maintenir intacts pour affronter les Suisses regroupés dans l'armée de secours? Décla­ration importante qui confirme une nouvelle fois deux hypothèses, à savoir que les Savoyards de Romont constituent bien un corps d'élite, et puis que c'est bien ce corps d'élite qui est destiné à subir le choc principal de l'ennemi. D'ailleurs le duc, beaucoup moins obstiné que ne le prétend la postérité, admet la pertinence de cette réserve. Elle l'incite même à modi­fier son dispositif et à revenir à ses intentions premières. C'est à nouveau le 2e corps qui, côté sud, s'emparera de Morat, et pour ce faire se voit attribuer ou rendre une artillerie renforcée. Romont, lui, ne s'occupera plus de la ville. Il se contentera, en attendant l'ennemi en face, de proté­ger ses arrières, par l'établissement de fortifications de campagne, pour éviter que la garnison ne tente et ne réussisse une sortie dans son dos.

En ordonnant l'assaut du 18 juin au soir, le duc poursuivait deux buts. En premier lieu, s'emparer de la ville, pour le moins de sa partie nord, afin d'annihiler le feu adverse susceptible de porter préjudice à son flanc gauche, mais aussi d'obliger les Confédérés retranchés derrière la Sarine, alertés par le bruit du canon, à se porter en avant pour dégager Morat. Car le Hardi ne veut d'aucune manière retarder l'affrontement. Il souhaite, au contraire, qu'il se fasse sans retard pour maintenir élevé le moral de ses troupes et parce que l'ennemi se renforce de jour en jour. Si le premier objectif, la chute de la ville, ne sera pas atteint, le second, donc la mise en branle de l'armée confédérée, le sera pleinement. Le 18, les Suisses lèvent leur camp de Gümmenen, franchissent la Sarine pour se porter en avant. Mais, ayant appris que Morat n'est pas tombé, ils s'arrêtent à Ulmiz, dans l'attente de renforts. Le jeudi 20 juin, ils prennent deux décisions essen­tielles: la première est d'engager le combat le lendemain 21 juin, la seconde de modifier la direction de l'attaque, en laissant le bas au profit du haut. Psychologiquement et tactiquement, cette dernière mesure apparaît pour le moins critiquable. Parce qu'elle abandonne dans l'immédiat la garni­son de Morat à son sott, et surtout parce qu'en passant par le haut, il fau­dra franchir, sous le feu adverse, un glacis découvert de plus d'un kilomètre avant de se heurter à la haie verte, seule défense vraiment fortifiée du camp bourguignon. Mais le critère qui détermine la modification intervenue est sans doute beaucoup moins militaire que politique. Lorsqu'on évoque la bataille qui va être livrée, il ne faut pas oublier de la situer dans un con­texte plus général.

     Les communications présentées au colloque scientifique de 1976, à

Morat, à l'occasion du 5e centenaire, ont permis de préciser un certain nom­bre de points qui peut-être avaient été négligés. Notamment combien Berne
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regrettait la rupture avec la Savoie, maîtresse du réseau routier condui­sant à Genève, et de là à Lyon. Le vrai demeure que la ville de l'Aar n'atten­dait qu'un geste pour renouer. Quel geste? Celui que Yolande a fait déjà, ou va faire en abandonnant Charles, ce qui d'ailleurs provoquera, le 23 juin, donc un jour seulement après l'affrontement, l'importante entrevue de Gex, puis plus tard, l'enlèvement des deux enfants de Savoie sur ordre du Hardi. La rupture de l'alliance, d'ailleurs largement imposée à la duchesse, était prévue, certainement préparée. Romont, beau-frère et vas­sal de Yolande, a sans doute été informé. Est-ce lui qui le premier a pris contact avec les Confédérés? Nous ne le savons pas. D'Appiano, ambas­sadeur du duc de Milan auprès de la duchesse de Savoie, fait savoir à son maître qu'un courrier du roi de France, parti avant la bataille, était por­teur d'un message destiné aux Suisses, les incitant à ne rien entreprendre, ni contre Yolande, ni d'ailleurs contre Charles.

Si les négociations qui entourent la rupture entre la Savoie et la Bourgo­gne demeurent aujourd'hui encore partiellement inconnues, - on peut ima­giner qu'en raison de l'importance du secret à conserver, elles n'ont pas toutes laissé des traces -, les différentes phases de l'affrontement appa­raissent révélatrices. Mais avant de les rappeler, une question s'impose: le duc de Bourgogne s'est-il, avant le combat, méfié de quelque chose? Il ne semble pas. Lorsque le 22 juin, jour de la bataille, les nouvelles annon­çant une attaque imminente des Suisses par le haut se multiplient, il répond qu'il s'agit de faux-bruits propagés par des traîtres au service du roi de France. Ce n'est que lorsque le Grand Bâtard, son propre frère, le conjure d'y voir clair, qu'il consent à engager l'armée en appui des défenseurs de la haie verte, beaucoup trop tard, en position inconfortable parce que dans un échelonnement en montée. Jusqu'au bout, Charles demeure convaincu que l'assaut donné par le haut, comme à Grandson, ne traduit qu'une opé­ration secondaire, que l'effort principal des Confédérés visera à dégager Morat, par le bas.

Il demeure facile après coup d'accuser le duc d'avoir apporté la preuve d'un entêtement maladif, comme d'affirmer que son service de renseigne­ment fut médiocre. Lorsqu'on regroupe toutes les informations parvenues au Hardi jusqu'à l'aube du 22 juin, on peut aisément affirmer le contraire. Il apparaît pour le moins probable que les Confédérés avaient pour pre­mière intention de dégager Morat, en attaquant par le bas,. comme d'ail­leurs l'a confirmé l'homme de la garnison fait prisonnier par les Bourguignons. Charles, après l'avoir pressenti, était donc au courant. La bataille devait être livrée le vendredi 21 juin. Le duc ne l'ignore pas. Ce qu'il ne peut prévoir, en revanche, c'est que l'assaut, le seul, l'irrésistible sera donné par le haut, contre la haie verte et que - comble de malheur - cet assaut meurtrier et funeste pour les Bourguignons n'aura lieu que le samedi 22, avec un jour de retard.

Que s'est-il passé? Le vendredi 21, toute l'armée du Hardi est sur pied, en position et en articulation de combat, dans l'attente d'un ennemi qui doit dégager Morat, donc d'une rencontre par le bas. Mais les Suisses n'apparaissent pas. Le soir, le duc pousse lui-même une reconnaissance, au-delà de ses avant-postes, jusqu'à proximité du village d'Ulmiz. «Nous  
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vîmes», écrit Panigarola, «une troupe peu nombreuse, en contrebas. Elle nous gratifia de quelques coups d'escopette». Persuadé qu'il ne peut s'agir que de l'avant-garde d'une armée en marche en direction de Morat, donc convaincu que les Suisses demeurent encore de l'autre côté de la Sarine, Charles regagne son camp et renvoie ses hommes dans leurs quartiers. Il est grand temps qu'ils prennent quelque repos.

Côté suisse - on l'a dit déjà -les événements se sont précipités. Modi­fiant leur plan initial, les capitaines, vraisemblablement pour ménager Romont, ont décidé d'évacuer Ulmiz, de concentrer leurs contingents, plus au sud, dans la forêt et la clairière de Lurtigen, en vue d'attaquer par le haut. Ce que le duc a pris pour l'avant-garde d'une armée venue délivrer Morat n'est plus que l'arrière-garde d'un gros qui a déjà changé de direc­tion. Et puis, au dernier moment, la décision a été prise de renvoyer l'affrontement du 21 au samedi 22 juin. Pourquoi? Parce que, bonne nou­velle, on a appris que les Zurichois, forts de plusieurs milliers d'hommes, étaient sur le point d'arriver et que les cavaliers du duc René de Lorraine, comme ceux du comte de Thierstein, étaient en marche. Mais il convient de réfuter une affirmation trop longtemps avancée. Ce n'est pas parce que l'assaillant disposait de cavalerie qu'il a décidé d'attaquer par le haut. En revanche, ce qui demeure indéniable, c'est que la présence et l'engagement de celle-ci a largement favorisé la réussite d'une opération qui initialement demeurait risquée.

Le déroulement de la bataille est trop connu pour qu'il soit utile de le rappeler ici. On sait que la haie verte n'a pas résisté à l'assaut de l'ennemi et que les Confédérés et leurs alliés, plus de vingt mille hommes, progres­sant du haut vers le bas, ont écrasé l'armée adverse alertée beaucoup trop tard, surprise par la direction de l'attaque, et, là où elle s'est opposée par les armes, ne pouvant le faire que de manière sporadique, donc sans coor­dination aucune.

Que devient Romont dans cette sanglante mêlée qui, à en croire Paniga­rola, n'a pas duré plus qu'un miserere? Non seulement il n'est pas impor­tuné par la garnison de Morat qui effectue une sortie en règle, mais côtésud seulement, non seulement il n'appuie d'aucune manière l'effort du vieux chef lombard Troylo, placé devant lui, et qui tente de contre-attaquer les Suisses dévalant la pente, sur leur flanc droit, mais il rassemble ses hom­mes, et sans être inquiété, dans le dos de l'ennemi d'hier, de l'allié de demain, sans coup férir, ramène dans le pays de Vaud son corps d'armée sain et sauf. Les historiens ont admiré la manœuvre militaire. C'est la con­nivence politique qui mérite de retenir l'attention.

Les combattants suisses se sont-ils tous rendu compte qu'en passant par le haut, ils ménageaient les Savoyards? Plus ou moins confusément. Les capitaines lucernois, par exemple, rapportent qu'ils auraient pu en décou­dre avec Romont, mais que celui-ci s'est esquivé alors qu'on se battait con­tre les Bourguignons.. Jean de Kageneck, à sa manière, s'étonne quelque peu. Non seulement Romont a levé son camp et a disparu avec quelque sept mille hommes, à pied et à cheval, en direction de son pays, mais il a démonté ses pièces d'artillerie - sans doute encore braquées partiellement contre Morat - pour les emporter avec lui. L'opération, on s'en doute, doit avoir  
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duré plus que le temps d'un miserere. Quant à une possible poursuite, à en croire un cavalier autrichien, poursuite qui devait incomber au comte Oswald de Thierstein, est-il besoin de préciser qu'elle n'a laissé aucune trace documentaire, donc que vraisemblablement elle n'a jamais eu lieu? Ne s'en étonnera que celui qui oublie que huit jours après l'affrontement de Morat, et en dépit d'expéditions d'ailleurs mal contrôlées dans le pays de Vaud, nouvel exemple de l'indiscipline des contingents ou des premiers corps francs confédérés de cette époque, l'armistice sera signé avec la Savoie, puis le 15 août déjà la paix, enfin quelques mois plus tard seulement une nouvelle alliance.

Voulant expliquer la défaite du Grand Duc d'Occident, - défaite qui a frappé et les contemporains et la postérité -, on a évoqué différents arguments. La combativité insuffisante des troupes, un dispositif pour le moins sujet à caution, le tragique entêtement du duc, la fausse alerte du 21 juin, la pluie du 22. Mais les Suisses ont également été éprouvés par les orages successifs qui se sont abattus le vendredi et le samedi matin. Après leur marche forcée, en tout cas pour les Zurichois, ils étaient plus fatigués que leurs adversaires. Quant à la mise en place de l'armée bour­guignonne, elle témoigne d'un esprit lucide, du souvenir de Grandson et, somme toute, d'une assez bonne appréciation de la situation offerte. Reste le renvoi de la bataille du 21 au 22 juin que le Hardi ne pouvait prévoir. Reste aussi l'entêtement indéniable. Le désarroi de Charles signalé par Pani­garola, et pour lui incompréhensible, n'est dû ni à la volonté divine, ni au destin. II s'explique par une évidence. Jusqu'au dernier moment, le duc est demeuré convaincu qu'il avait raison, que ses capitaines se trompaient, que l'attaque principale se ferait par le bas. II est vrai que jusqu'à l'aube du jour fatidique, tous les renseignements concouraient à faire de cette hypothèse presque une certitude.

On peut et on doit le dire: contrairement à une opinion généralement admise, le Hardi jusqu'au début de la bataille de Morat n'a pas démérité. II est demeuré fidèle à lui-même, à sa réputation, apportant les preuves de son courage, de son esprit d'entreprise, de sa faculté de tirer profit d'un échec, et dans une certaine mesure de son ingéniosité. Le vrai est qu'avant de perdre l'affrontement militaire, il a été vaincu au plan diplomatique. II a mal jugé des relations entre les Confédérés et la Savoie. II a mal mesuré l'importance pour Berne de la route de Genève. II s'est méfié de Louis XI, voire de la duchesse Yolande, apparemment jamais de Jacques de Romont.

La tentation existe de poursuivre le raisonnement et d'imaginer ce qui aurait pu se passer si différents éléments - qui ont été profitables aux Suisses - avaient joué en faveur du Grand Duc d'Occident. Donc si Romont n'avait pas été ménagé, si les Confédérés avaient attaqué par le bas et surtout si le combat s'était déroulé le 21 juin, comme prévu, et non le samedi 22. Questions importunes, au fond superflues et surtout inutiles pour celui qui refuse de tomber dans le piège d'une interprétation hypo­thétique de l'histoire. Une certitude toutefois. L'issue de la bataille de Morat, dans sa tragique ampleur pour les Bourguignons, est due aussi, et peut-être essentiellement, à la redoutable force de frappe d'une masse d'infanterie d'essence populaire, celle des Confédérés de ce temps. Preuve  
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en soit l'histoire militaire de l'époque. Pour les cantons, elle n'enregistre, pendant deux générations, des guerres de Bourgogne à Marignan, en 1515, que des victoires, contre le Hardi, l'empereur, les princes italiens ou le roi de France. Mais cela, le soir du 21 juin 1476, ni Charles, ni les Suisses eux-mêmes, ne pouvaient le savoir.

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PUBLICATION DU CENTRE EUR0PÉEN D'ÉTUDES BOURGUIGNONNES (XIVe - XVIe s.)

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RENCONTRES DE BRUXELLES (19 au 22 septembre 1985): «Art de la guerre, technologie et tactique en Europe occidentale à la fin du Moyen Âge

et à la Renaissance»

Actes publiés sous la direction de Jean-Marie CAUCHIES Secrétaire général du Centre

Bâle 1986

 

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