Juin 2004, en passant par le Clos-du-Doub , j'ai eu le loisir d'examiner le portail méridional de la collégiale de Saint-Ursane (fin XIIe).
Les chapiteaux sont ornés du tetramorphe de la vision d'Ezechiel sous la forme symbolique donnée aux évangélistes. Lion=Marc, taureau=Luc, aigle=Jean, homme-ange=Matthieu.
Dans le cas précis, la tête de St-Marc ressemble d'avantage à celle d'un ours qu'à celle du lion. Mais qu'importe, St-Luc (patron des peintres) est fort bien représenté. On y trouve également une sirène antique, des anges et la légende d'un loup qui se rend à l'école. Mais c'est une autre histoire !

Je revenais de Bâle et avais encore en tête les visions fascinantes de l'expo Toutankhamon - l'or de l'au-delà, consacrée aux trésors de la vallée des rois de la XVIII dynastie. (XVe-XIVe av.J.-C.).
http://www.pzi.ch/AEGprod/aeg_f/index_f.html  (150 objets extraordinaires répertoriés dans un catalogue exemplaire)
Je tentai une comparaison avec Sekhmet le lion, que je venais de voir magnifié sur un pectoral, Hathor au regard si doux de bovidé, Râ l'aigle.
On retrouve ces divinités dans le mythe du soleil. Voir
http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/ni/ni_1719_p0.html
La légende raconte, en effet, que Râ fâché par la rébellion des hommes, demanda conseil aux autres dieux qui lui conseillèrent d'envoyer son oeil divin pour mater l'humanité.
Râ accepta et envoya son Oeil divin, Hathor, transformée en Sekhmet. Mais une fois qu'elle eut commencé à détruire les hommes avec tant de violence, rien ne put l'arrêter.

Voici quelques représentations de la vision d'Ézéchiel (chapitre 1.v10 du livre d'Ézéchiel, Ancien Testament) "Quand à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d'homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d'aigle" :
http://www.moyenageenlumiere.com/image/index.cfm?id=345
http://www.bnf.fr/enluminures/images/jpeg/i8_0044.jpg

Je n'hésite pas à croire ceux qui prétendent que l'Apocalypse johannique s'inspire abondamment des prophètes de l'Ancien Testament.
En sautant allègrement au chapitre 7.v4-6 (Ézéchiel),  j'en trouve une confirmation :
4- Mon oeil sera pour toi sans pitié, Et je n'aurai point de miséricorde ; Mais je te chargerai de tes voies, Et tes abominations seront au milieu de toi ; Et vous saurez que je suis l'Éternel.
5- Ainsi parle le Seigneur, l'Éternel : Un malheur, un malheur unique ! voici, il vient !
6- La fin vient, la fin vient, elle se réveille contre toi ! Voici, elle vient.
Revoilà cet oeil divin impitoyable ! Je hasarde mes spéculations sur un lien bien ténu, j'en conviens mais l'ai trouvé fort plaisant.

Au XII siècle, lorsque débuta la construction du cœur de la collégiale, Saint-Ursane était bien loin de l'Egypte. La vallée des rois n'avait pas livré tant de secrets. Les imagiers cherchaient leurs modèles dans d'autres réalisations plus ou moins contemporaines.

L'idée de représentation zoomorphique des évangélistes ne cherchait-elle pas plus simplement à rapprocher une survivance des rites celtes des pratiques chrétiennes ?
Sans chercher à établir une équivalence exacte entre composants du tétramorphe et réminiscences précises de cultes hallogènes européens je m'étonne de la forme toute particulière qu'elle a pris pour véhiculer la morale d'alors.
Les 4 évangélistes zoomorphes deviennent, ainsi figurés, totems, divinités.
Cette représentation nie la réalité comme les masques de carnaval. L'extraordinaire se manifeste également, lorsque céphalophores, certains saints prennent l'allure de héros emblématiques.

En cherchant un peu durant ces jours j'ai trouvé cette référence
http://ch.revues.org/document.html?id=325
j'espère y trouver quelques compléments lorsque la bibliothèque me l'aura obtenu.

Syncrétisme:
Ce terme m'a été suggéré. Aucune religion n'y échappe. Il y a tout intérêt à incorporer des éléments de croyances populaires. On réutilise les mythes connus ou les symboles en évoquant une tradition
antérieure et on lui donne un nouveau sens. C'est parfois profanatoire. Au cours d'une randonnée en Bretagne, il m'a été donné de voir un menhir christianisé au burin.

Sources orientales:
L'interdit d'Aménophis IV-Akhénaton ou le commandement du décalogue visant à instaurer le monothéisme sont en revanche moins syncrétiques que radicaux! "Faites disparaître les dieux qu´ont servis vos pères de l´autre côté du fleuve et en Egypte, et servez l´Eternel."
(Josué 24,14)
Les hébreux sont instamment priés d'oublier l'Egypte!
Se sont-ils obstinés à pratiquer leurs rites impurs au point qu'Ezéchiel en interprète les conséquences fâcheuses dans les persécutions de Nabuchodonosor ?
C'est lorsqu'il était prisonnier qu'il eu sa vision délirante.
Dans mon interprétation puérile je perçois les formes humanoïdes ailées, surmontées de têtes à 4 visages comme une incohérence manifeste.
Un rejet du polythéisme dont elle dénonce le ridicule et accentue la menace.
Ce pourrait-il que les dieux égyptiens fussent précisément ceux qui étaient visés ?
J'ai trouvé des auteurs qui soutiennent ce que Freud avait pressenti à savoir que le peuple Hébreu, celui de l'Exode dont on ne trouve aucune trace dans l'Egypte historique, n'est autre que la population
d'Akhet-Aton chassée par le Grand Vizir, qui régna peu après Toutankhamon sous le nom de pharaon Ni.
http://www.spiritusmundi.net/themes/bible_histoire/secret_exode.htm
Il semble que cette théorie ne soit pas tout à fait réaliste mais de toute manière, les rapports Hébreux/Egypte sont très nombreux.

Si j'ai choisi de faire un rapprochement de la vision d'Ezéchiel avec le livre de la vache divine, sorte de "livre d'heures" à la mode dans quelques sépultures du nouvel empire, c'est pour diverses similitudes intéressantes. Je ne reviens pas sur la notion apocalyptique.
http://www.osirisnet.net/dieux/re/re.htm
Les hommes se réfugient dans le désert et doivent être punis par une lionne qu'on saoulera ensuite à la bière rouge pour la remplacer par une vache complaisante.
L'évangile de St-Marc fait allusion à St-Jean le baptiste errant dans le désert parmi les fauves.
On retrouve plus tard St-Marc accompagné d'un lion docile.
Venise serait bien étonnée qu'on lui apprenne que son emblème porte le nom de Sekhmet, de quoi mettre la ville à sec :o).

L'évangile de St-Luc nous raconte comment Gabriel, bonasse, fait sa tournée pour annoncer un heureux évènement à une épouse stérile puis à une autre encore pure.
Quant on sait que la vache symbolisait la fertilité et tout et tout, j'ai pris la liberté de baptiser le boeuf ailé, patron des peintres, du pseudo de Hathor, ai-je eu tort ?

Les arguments ne manquent pas non plus pour St-Jean et son rapace qui pourrait figurer Ré au Zénith.

4 faces, 4 points cardinaux et voilà 4 entités prêtes à répandre la bonne parole tandis qu'Ezéchiel est élevé au rang de prophète apocalyptique.
J'ignore à quel moment et par qui les faces animales furent associée à chacun des évangélistes ?

Saint Jérôme (Hieronymus) lorsqu'il a rédigé la vulgata (348-420) donnerait une explication de ce choix
http://jfbradu2.free.fr/mosaiques/germigny/evangelistes-plus.htm

Pour en revenir à l'une de mes préoccupations, j'ai trouvé
l'illustration de la plus ancienne association  anglo-saxonne entre
évangélistes et leurs attributs animaliers dans un manuscrit
irlandais du VIIe.
http://www.encyclopedie-universelle.com/moteur-de-recherche.html
taper: Durrow et consulter le 1er lien (art mérovingien)
à moins que le lien direct ci-après daigne fonctionner :
http://www.encyclopedie-universelle.com/abbaye%20-%20art%20m%
E9rovingien%204%20-%20enluminure2%20-%20durrow.html

En revanche, je reste dans le cirage en ce qui concerne la zone de
diffusion et la période durant laquelle on en trouve une création
zoomorphique comme sur les chapiteaux de St-Ursanne. On en
retrouverait également à Bâle et Fribourg-en-Brisgau peut-être à
Strasbourg ?

Voisenet venait juste de me convaincre qu'une telle représentation
eut été considérée comme pure profanation entre 5e et 11e siècle, à
partir duquel s'amorce une certaine dissolution des moeurs et voilà
que je tombe sur un plat de reliure du 10e.
Il est vrai que cet auteur n'exclut pas les influences germaniques,
irlandaises ou orientales mais, par prudence, refuse de les intégrer
dans son travail.
http://www.arts-sciences.org/site/pages/reliure.htm
Metz ?

Jacques Voisenet, grand défricheur, ne m'aura finalement pas déçu. Je
désespérais les trouver mais il consacre, en effet, quelques lignes aux
évangélistes zoocéphales dans l'un de ses ouvrages intitulé:
Bêtes et Hommes dans le monde médiéval  édité chez BREPOLS.
Plus précisément au chapitre XII : Les rôles de l'animal: modèle pour
l'homme ou auxiliaire des forces surnaturelles ?
L'animal divin. Pages 290 à 292 reprises partiellement ci-après:

" La zoolâtrie se révèle aux yeux des ecclésiastiques comme l'aspect le plus scandaleux des cultes païens qu'il convient d'interdire avec la plus grande fermeté que ce soit sur les marges de la chrétienté lors de l'évangélisation des peuples barbares ou même parmi les convertis comme ces Lombards qui adoraient un serpent d'or. Elle porte la marque indélébile du mal: vénérer la bête, c'est se prosterner devant le diable.

N'importe quelle créature, même la plus féroce, la plus laide et la plus
vile (lion, serpent, ver), est en mesure d'évoquer son créateur, elle porte
son sceau mais elle n'est pas pour cela hissée sur un piédestal. Cette
coupure irrémédiable ne fait aucun doute dans l'esprit de l'élite
intellectuelle, mais il n'en va pas toujours de même dans celui des couches populaires, peu apte à discerner l'"épaisseur" du symbole et prêt à accepter la matérialité animale de Dieu qui serait véritablement tour à tour colombe, agneau ou lion. Les autres être supérieurs n'échappent pas au risque d'une telle confusion. Le Pseudo-Denys se défend d'"avoir l'impiété de croire nous aussi, comme la foule, que les esprits célestes et déiformes (...) se modèlent sur la stupidité bovine ou la férocité léonine et qu'ils aient reçu forme d'aigles au bec incurvé ou de volatiles au plumage hirsute".

L'iconographie des évangélistes représentés avec des têtes d'animaux put contribuer à entretenir cette ambiguïté [152].
Von den Steinen remarque à propos de ces représentations mixtes que l'animal n'est "pas seulement une métaphore, mais aussi directement intercesseur et mandataire de la divinité. Il appartient à l'aire du sacré et, ne se contentant pas d'un simple rôle de symbole, d'image des esprits célestes, il participe activement à leur nature. On lui reconnaît un pouvoir qui suscite le respect, voire une certaine dévotion. Le rapprochement symbolique entre Dieu, le Christ, l'Esprit saint, les évangélistes et des éléments de la faune, a pu préparer au cours du Haut Moyen Age - et cela malgré la pensée sans équivoque des clercs - une revalorisation d'une partie du monde animal.
En raison de ses accointances avec le domaine spirituel, de l'impossibilité d'établir  une distinction claire entre un individu qui serait uniquement un messager ou un instrument de l'au-delà et un être à caractère proprement divin, la bête profite de cette situation "médiane" où les limites entre divinité et animalité restent floues et connaît en quelque sorte, avec le retour en force du merveilleux au-delà du XIe siècle, une sacralisation que lui avait farouchement refusé l'Eglise.

Il n'est alors pas question d'une quelconque forme d'idolâtrie dont l'animal
serait l'objet, mais d'une participation à la nature du saint  auquel il
prête une partie de son corps - une patte [154] ou la tête [155] -
légitimant ainsi un certain zoomorphisme. Ce n'est que par l'intermédiaire du saint qui présente une apparence corporelle mixte que l'animal atteint cette sorte de sacralisation. Guinefort, saint lévrier  guérisseur qu'a brillamment étudié J.C. Schmitt, constitue un cas extrême.
Sous la pression de la culture populaire, la figure animale rejaillit de
façon subversive. En rendant la santé aux enfants et à travers le culte qui
lui est rendu, le chien retrouve ses vertus médicinales antiques et le prestige que la tradition judéo-chrétienne lui avait contesté [158] mais il offre, dans cet exemple, un aspect bien équivoque. L'animal et le sacré s'y confondent étroitement.
Il est vrai cependant que cela ne se produit jamais véritablement avec
l'être divin, même si l'on dit que Dieu "est" agneau, lion ou cerf, le
symbolisme trop dissemblable entre le Créateur et la bête empêche celle-ci de devenir un objet de piété. Par contre, le doute porte sur ses
représentants sur terre, les saints, qui à travers eux et en association avec leur personne, autorisent une sacralisation indirecte de l'animal. Mais celle-ci ne se produit véritablement qu'au XIIe-XIIIe siècles en rapport avec "l'irruption du merveilleux" et s'inscrit dans une sorte de "contestation de l'idéologie chrétienne". Parallèlement au mouvement de diabolisation provoqué par le clergé et qui touche une grande part de la faune, celle-ci retrouve dans la culture populaire une valeur que le christianisme s'évertuait à minimiser et à refouler mais au prix d'une certaine ambiguïté qui n'existait quasiment pas au Haut Moyen Age.

[152]  Donnons quelques exemples des nombreuses représentations zoocéphales des évangéliste: l'Evangéliaire de Sainte Croix de Poitiers du VIIIe siècle, conservé à la Bibliothèque d'Amiens (Ms.17, folio 31); le Sacramentaire de Gellone exécuté vers 790-795 dans la région de Meaux et se trouvant à la B.N., Paris; l'Evangéliaire du Xe siècle de la Bibliothèque de Troyes (Ms 960); celui de Marmoutiers (folio 78 v°9; le Sacramentaire de Saint Etienne de Limoges de la fin du XIe siècle. On trouvera des représentations de ces figures dans le catalogue de la B.N.: Les manuscrits à peintures en France du VIIe au XIIe siècle, Paris, 1954; G.L. Micheli, L'enluminure; Le monde de la Bible, n°47, reproduction de l'Evangéliaire de Ste Croix de Poitiers.

[154]  Comme dans la légende de sainte Néomaye qui reçoit une patte d'oie pour préserver sa virginité, récit populaire qui masque mal son origine préchrétienne où l'oiseau est en étroite relation avec les forces de
l'au-delà et rappelle un culte lointain rendu aux femmes-cygnes. Du folklore à l'hagiographie, Ethnologie française, 13, n°2, 1983, pp.142-143. On retrouve ces fées pédauques sur les portails des églises du XIIe siècle et cela "malgré cette opposition de la pensée cléricale et de la pensée populaire qui se présente ici sous un jour inhabituel puisque cette béatification d'un personnage populaire zoomorphe semble être sans précédent".

[155]  La légende de saint Christophe cynocéphale (...) naît en Orient,
souvenir pour certains du dieu Anubis à tête de chacal (...) ou résultat
d'une mauvaise lecture de l'_expression de genere cananeo - "d'origine
cananéenne" - déformée en de genere canineo - "de race canine"...

[158]  Ce culte rendu à un chien - mais pas n'importe lequel, le lévrier,
compagnon de chasse par excellence et bête "noble" dont R. Delort donne le prix estimé à celui de deux chevaux par la Loi salique (Les animaux ont une histoire, p.364) - marque l'achèvement de la revalorisation de son statut non seulement dans la société laïque, friande d'activités cynégétiques, et à travers une pratique religieuse populaire mais aussi dans l'Eglise elle-même. Le Psautier de Besançon (1260) représente ainsi les apôtres sous formes de chiens. Cf. W. von den Steinen, op.cit., p.229. "

***

Pour celles et ceux qui, comme moi, ne connaissaient pas l'ouvrage de
Schmitt consacré au saint toutou j'ai déniché ce résumé tout frais à
l'adresse :
http://www.lire.fr/critique.asp/idC=47070/idR=214/idG=6

Rassurez-vous, je ne viendrai plus vous ennuyer avant longtemps car me voilà parti à la chasse aux fées pédauques 

Francis