Rapport sur la bataille par l'ambassadeur milanais Panigarola, vu des hauteurs du Bois Domingue.
 Ce document traduit en français extrait de la REVUE MILITAIRE SUISSE janvier-février 1914 par Max de DIESBACH

Saint-Claude, le 25 juin 1476

ILLUSTRISSIME SEIGNEUR,

Depuis que j'ai notifié, de la ville d'Orbe, à Votre Excellence, le désastre infligé par les Suisses au Seigneur duc de Bourgogne et la prise de son camp, survenus samedi dernier XXII courant, vers la XVIIe heure, j'ai pris la route de Jougne en Bourgogne. Là j'ai été informé que le seigneur avait pris le chemin de Genève et qu'il avait passé la nuit à Gex, chez mon illustrissime Dame de Savoie, dont je ne savais rien, sauf quelques conjectures qui m'étaient rapportées. Chevauchant nuit et jour, je suis arrivé à la nuit à Saint-Claude, qui est situé au pied de la montagne, à cinq lieues de Gex, où j'ai entendu dire que le seigneur devait être; je m'y suis arrêté, car mes chevaux n'en pouvaient plus, en raison de la longueur du chemin.
J'ai trouvé en ce lieu le seigneur Bâtard, qui était à cheval, venant de Gex. II dit d'abord qu'il remercie Votre Excellence pour le coursier que vous lui avez donné et qui lui a sauvé la vie, sans lui il n'aurait pu échapper au danger dans lequel je l'ai vu, entouré de Suisses; ce fut miracle qu'il en soit sorti, mais lui attribue son salut à la gailIardise de son cheval. Il m'a ensuite chargé de vous informer que le seigneur duc était resté hier à Gex, pour se reposer avec la prédite dame Yolande et ses enfants; s'il peut le duc ne partira pas sans eux, sachant bien qu'aussitôt qu'il sera loin Madame est en grand danger de faire volte-face et d'embrasser le parti français. Il  a donné des ordres à Salins en Bourgogne, pour rassembler les gens d'armes qui s'étaient. enfuis de tous côtés et pour mettre des garnisons en Bourgogne, afin que tout soit prêt, dans le cas où le roi de France ou d'autres entreprendraient quelque chose de nouveau. De même, Sa Seigneurie a l'intention d'envoyer en Savoie de fortes garnisons, et dans tous les passages de montagne où cela est nécessaire. Après avoir fait venir Madame ici, il s'occupera, de tout. Pour le moment, il la précède en vue de ces préparatifs, mais Madame a déjà promis librement de se rendre là où le Seigneur le désire. Monseigneur de la Marche a ajourné son voyage et il est à Gex avec le duc de Bourgogne. Quand le moment sera venu, je vous informerai plus complètement au sujet des intentions de Son Excellence.

Et maintenant je vais renseigner Votre Excellence sur la manière dont cette défaite a eu lieu; je puis certainement le faire, car je suis intervenu dans toutes les opérations. Mais quand je vous écrivais cette nuit-là, mon cœur et mon âme tremblaient encore, lorsque je songeais à la poursuite des Suisses et à la terreur que j'avais eue pendant ce jour. Plus j'y pensais, plus je me demandais comment j'avais pu échapper. Maintenant que j'ai un peu repris haleine, je puis dire comment les choses se sont passées.
Le vendredi, qui fut le XXIe , les ennemis traversèrent ce pont situé vers Fribourg, dont j'ai parlé, et ils vinrent se loger, avec leurs tentes, près d'un village voisin, à un demi-mille du pont, en une contrée coupée par des marécages, des buissons et des haies épaisses formées d'un treillis d'osier, comme on en use dans ce pays; de cette façon ils étaient à l'abri d'une attaque. Le seigneur duc, avec quelques-uns des siens, s'était placé, armé, avec toutes ses troupes, pendant toute la durée du jour, sur un mont dominant le camp, où il y a un beau plateau; il y rangea ses escadrons et ses bataillons pour attendre les ennemis, et il voulut aller voir où ils étaient cantonnés. J'y allai aussi et je vis l'installation des ennemis; ceux-ci commencèrent à escarmoucher, sans sortir du bois, et ils nous tirèrent quelques coups d'escopette. A l'aspect de l'étendue de leur camp, que nous ne pouvions pas bien voir, parce qu'il était allongé dans les bas-fonds, le duc jugea qu'il n'avait devant lui que peu de gens, venus pour donner courage. à la ville de Morat. Il croyait qu'ils avaient l'intention de l'engager à lever le siège et à rassembler les siens, mais sans vouloir l'attaquer, car il estimait que leur nombre n'était pas suffisant pour livrer bataille.
Imbu de cette idée, il revint à ses escadrons, où il fit descendre de cheval le Bâtard, Monseigneur de Clessy, Antoine d'Orlier, Monseigneur de Neuchâtel, Troylo et quelques autres; je fus aussi appelé pour donner mon avis. Après l'exposé fait par Sa Seigneurie, il fut décidé de laisser pendant la nuit 2000 hommes d'infanterie et 300 lances 1 sur le plateau où nous étions et sur quelques collines avoisinantes, pour y monter la garde. Le reste de l'armée devait se retirer dans le camp, pour se reposer, car les hommes étaient très fatigués de cette journée passée sous les armes et à cheval. On devait se retrouver après le souper pour se concerter s'il était à propos de lever le camp et de se porter en avant à la rencontre. des ennemis, ou non. Dans ce conseil  chacun émit son opinion et j'ai la grande satisfaction d'avoir dit, en qualité de votre serviteur, ce qui me paraissait à propos, soit: De forts avant-postes sont bons, mais il importe de faire vigilance, car je vois une ruse dans cette attitude réservée des Suisses. Et comme ils sont éloignés de moins d'un mille, nous pouvons nous attendre à les voir arriver d'un instant à l'autre. Comme ils peuvent facilement traverser la forêt, ils tâcheront de surprendre notre brigade à l'improviste, comme ils l'ont d'ailleurs fait. Il fallait, déjà avant le point du jour, mettre en armes toutes les troupes du camp et les faire monter sur le plateau pour y attendre l'ennemi, et même y camper si cela était nécessaire. Chacun fut de mon avis et le duc renvoya la discussion de cet objet à une nouvelle séance du conseil qui devait avoir lieu après le souper.
Mais après le repas, Sa Seigneurie remit la chose au lendemain matin, car Elle croyait fermement à une feinte de l'ennemi, comme nous l'avons déjà dit. Pendant la nuit la pluie s'établit à partir de minuit, et elle dura toute la matinée du jour suivant, jusque vers midi. Lorsque le duc vit, au matin, que l'ennemi ne s'était pas montré pendant la nuit, il lui sembla que son opinion était non seulement bonne, mais qu'elle était absolument sûre. Ce qui ancra cette idée encore plus dans sa tête, c'est lorsqu'on lui rapporta que les Suisses avaient déchargé leurs pièces de grand et de petit calibre; c'était seulement pour remplacer leur poudre mouillée par de la sèche, comme on l'a vu peu après. Vers la fin de la nuit; ils commencèrent à avancer contre nous, marchant pas à pas dans la forêt, sans bruit et sans se faire voir. Plus on en informait le duc, moins il ne voulait croire à leur venue; il était même prêt à parier qu'ils ne viendraient pas, disant que c'étaient des faux bruits répandus par des traîtres français pour lui faire lever le siège, mais que jamais il ne s'y résoudrait.

Enfin les rapports du Grand Bâtard annonçant l'approche de l'ennemi furent si fréquents que le duc commença à y ajouter une certaine créance. Il donna l'ordre que chacun prît les armes et se tint prêt dans ses quartiers. Cela eut lieu vers midi, au moment où la pluie cessa. Aussitôt on vit déboucher de la forêt la pointe d'une colonne suisse qui marchait sur le plateau, vers notre camp; ils étaient tous à pied, en ordre serré, armés de longues lances, les couleuvreniers en avant. Plus bas, du côté de la vallée, était un autre bataillon, d'une force moindre; entre les deux, environ quatre cents cavaliers qui, après avoir avancé un peu, attendaient le bataillon d'infanterie où se trouvaient un grand nombre de bannières. A leur débouché de la forêt, les ennemis furent reçus par une grêle de projectiles lancés par les canons et les serpentines, mais ils se serraient les uns contre les autres et ils gagnaient du terrain pied après pied. A mon avis, et à celui d'autres encore, ils pouvaient bien être huit mille à dix mille et au plus douze mille hommes, c'était, comme on l'a dit plus tard, l'avant-garde.
Dès que l'ennemi eut débouché de la forêt, le duc fit donner le signal de monter à cheval et il commença à s'armer. J'avais déjà été sur le plateau et, après avoir vu l'ennemi, j'étais retourné auprès du duc, afin de le décider à y monter, à toute vitesse, pour prendre les dispositions nécessaires, car il n'y avait là-haut pas plus de deux cents lances et environ mille de nos fantassins. Le duc ordonna alors d'y faire monter toute l'armée. Je restai en arrière, avec le Dr Matteo , pour aider au duc à mettre son armure. Il n'était pas possible de le persuader de la présence si, rapprochée de l'ennemi; il tarda si longtemps à monter à cheval que lorsqu'il fut en seIle les siens avaient déjà tourné le dos. Lorsque les Suisses virent que les nôtres arrivaient les uns après les autres pour se concentrer sur le plateau, et lorsqu'ils aperçurent que Troylo prenait pied, avec environ quatre mille hommes, sur une petite colline située du côté de la ville, ils firent feu de toutes leurs pièces à une. distance d'environ trois portées d'arbalète. En présence de cette impétuosité (furia), notre infanterie peu nombreuse, se mit à fuir. Quelques gens d'armes cherchèrent à défendre le passage d'une haie, mais les Suisses, qui n'avaient pas de casque, paraient avec un bras les coups portés à la tête par les cavaliers, et de l'autre main ils empoignaient les rênes des chevaux. Les cavaliers ennemis forcèrent le passage et lorsque nos gens d'armes virent la fuite de l'infanterie, ils tournèrent aussi bride. A cette vue, les compagnies qui arrivaient, sans se déterminer autrement, s'enfuirent comme eux ; de cette façon toute l'armée fut mise en déroute pendant un espace de temps de la durée d'un "Miserere", sans combattre et sans même montrer le visage à l'adversaire. S'ils avaient tenu ferme, les ennemis auraient dû employer au moins trois jours pour les tuer. Bref, l'armée, qui s'était laissée surprendre dans son camp, fut battue et détruite.
Jamais je n'ai vu le duc aussi perplexe et, inconscient de ce qu'il devait faire qu'au moment où il s'arma et monta à cheval, lui qui est cependant sagace, judicieux et qui jouit. d'un coup d'œil sûr et prudent. Je vois là le doigt de Dieu ou une fatalité du destin. Si l'ennemi était venu la veille, lorsque les troupes étaient en armes, rangées en bataille, le spectacle eut été terrible, il y aurait eu, des deux côtés, beaucoup de sang versé.
Les assiégés avaient fait une sortie et ils avaient été repoussés, mais lorsqu'ils virent la fuite générale et quand il remarquèrent les préparatifs de retraite faits par les troupes plus spécialement chargées du siège, ils sortirent de nouveau et poursuivirent les nôtres l'épée dans les reins. Nos gens coururent vers un pont situé à une demi-lieue, car il fallait traverser ce passage qui fut combattu avec acharnement; c'est là que je fus poursuivi moi-même.
Lors de mon départ, les ennemis étaient déjà dans le camp, où ils massacraient tout; presque toute l'infanterie est détruite, de même que les archers ; il ne pouvait en être autrement. J'en ai vu plusieurs qui se jetaient à terre, enlevaient leur casque et attendaient la mort les bras étendus. On peut compter qu'environ dix mille fantassins, fournisseurs de l'armée sont restés sur le carreau, ainsi que beaucoup de cavaliers; diverses opinions se font entendre au sujet des pertes; on dit que le porte-bannière du duc est mort; on aura des nouvelles plus certaines dans deux ou trois jours. Toute l'artillerie est perdue. Les ennemis ont pris, à la suite des deux défaites, à peu près deux cents pièces: bombardes, espringardes et courtauds. Je ne parlerai pas des pavillons, des tentes, des chars, de l'argent comptant et des vêtements, car ayant été attaqués à l'improviste au moment ou l'on croyait l'ennemi encore éloigné, chacun fut assez occupé à sauver sa vie. En somme, tout est resté entre les mains des Suisses; ce n'est pas un petit honneur pour eux d'avoir remporté une pareille victoire sur un prince qui avait donné la chasse à des empereurs et à des rois et qui avait détruit les communes les plus puissantes. Lorsque je serai renseigné, je vous informerai des décisions prises par le duc. Je sais bien que son casque orné de pierres précieuses est sauvé, ainsi que plusieurs autres objets de valeur. Les lettres de crédit et l'argent monnayé sont en partie perdus; cela est grave, mais qu:est-ce en comparaison du désastre bien plus grand causé par la perte de l'infanterie; la gendarmerie a moins souffert en comparaison.
Deux heures après l'affaire, je me suis trouvé avec deux Suisses faits prisonniers par de mes amis; ils paraissaient être des gentils hommes; ils disaient, en l'affirmant sur leur foi, que tout le pays de Suisse était évacué par les hommes qui étaient tous venus à notre rencontre, délibérés à affronter la mort pour sauver leur pays ; ils évaluaient leur nombre à trente mille hommes d'infanterie et à mille six cents cavaliers, y compris le duc de Lorraine en personne et trois cents cavaliers du duché d'Autriche, tous décidés à nous combattre.
Don Frédéric 1 était parti le jour précédent, soit le XXI, pour se rendre auprès de Madame la duchesse de Savoie et de là il avait l'intention de monter en galère à Nice, pour aller à Rome; il a emmené les siens. L'évêque du pape à Sebenico, lui aussi, est parti pour la Bourgogne. Il ne restait ici que moi et le protonotaire Lucerna, ambassadeur du roi d'Espagne; il sollicitait le duc d'envoyer une mission auprès du roi de France, pour détourner Sa Majesté de favoriser le roi de Portugal. Pendant qu'il fuyait à côté de moi, il reçut deux coups d'épée sur la tête, son cheval fut blessé et il se déroba; je suppose qu'il a été massacré. Pendant ce temps je piquais des deux et, par la grâce de Dieu, j'ai sauvé ma vie! Mais je me souviendrai de ce danger jusqu'à mon dernier jour.

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