Saint-Claude,
le 25 juin 1476
ILLUSTRISSIME SEIGNEUR,
Depuis que j'ai notifié, de la ville d'Orbe, à Votre Excellence,
le désastre infligé par les Suisses au Seigneur duc de Bourgogne
et la prise de son camp, survenus samedi dernier XXII courant, vers
la XVIIe heure, j'ai pris la route de Jougne en Bourgogne. Là
j'ai été informé que le seigneur avait pris le chemin de Genève
et qu'il avait passé la nuit à Gex, chez mon illustrissime Dame de
Savoie, dont je ne savais rien, sauf quelques conjectures qui m'étaient
rapportées. Chevauchant nuit et jour, je suis arrivé à la nuit à
Saint-Claude, qui est situé au pied de la montagne, à cinq lieues
de Gex, où j'ai entendu dire que le seigneur devait être; je m'y suis arrêté, car mes chevaux n'en pouvaient plus, en raison de la
longueur du chemin.
J'ai trouvé en ce lieu le seigneur Bâtard, qui était à cheval,
venant de Gex. II dit d'abord qu'il remercie Votre Excellence pour
le coursier que vous lui avez donné et qui lui a sauvé la vie,
sans lui il n'aurait pu échapper au danger dans lequel je l'ai vu,
entouré de Suisses; ce fut miracle qu'il en soit sorti, mais lui
attribue son salut à la gailIardise de son cheval. Il m'a ensuite
chargé de vous informer que le seigneur duc était resté hier à
Gex, pour se reposer avec la prédite dame Yolande et ses enfants;
s'il peut le duc ne partira pas sans eux, sachant bien qu'aussitôt
qu'il sera loin Madame est en grand danger de faire volte-face et
d'embrasser le parti français. Il a donné des ordres à
Salins en Bourgogne, pour rassembler les gens d'armes qui s'étaient.
enfuis de tous côtés et pour mettre des garnisons en Bourgogne,
afin que tout soit prêt, dans le cas où le roi de France ou
d'autres entreprendraient quelque chose de nouveau. De même, Sa
Seigneurie a l'intention d'envoyer en Savoie de fortes garnisons, et
dans tous les passages de montagne où cela est nécessaire. Après
avoir fait venir Madame ici, il s'occupera, de tout. Pour le moment,
il la précède en vue de ces préparatifs, mais Madame a déjà
promis librement de se rendre là où le Seigneur le désire.
Monseigneur de la Marche a ajourné son voyage et il est à Gex avec
le duc de Bourgogne. Quand le moment sera venu, je vous informerai
plus complètement au sujet des intentions de Son Excellence.
Et maintenant je vais renseigner Votre Excellence sur la manière
dont cette défaite a eu lieu; je puis certainement le faire, car je
suis intervenu dans toutes les opérations. Mais quand je vous écrivais
cette nuit-là, mon cœur et mon âme tremblaient encore, lorsque je
songeais à la poursuite des Suisses et à la terreur que j'avais
eue pendant ce jour. Plus j'y pensais, plus je me demandais comment
j'avais pu échapper. Maintenant que j'ai un peu repris haleine, je
puis dire comment les choses se sont passées.
Le vendredi, qui fut le XXIe , les ennemis traversèrent ce pont
situé vers Fribourg, dont j'ai parlé, et ils vinrent se loger,
avec leurs tentes, près d'un village voisin, à un demi-mille du
pont, en une contrée coupée par des marécages, des buissons et
des haies épaisses formées d'un treillis d'osier, comme on en use
dans ce pays; de cette façon ils étaient à l'abri d'une attaque.
Le seigneur duc, avec quelques-uns des siens, s'était placé, armé,
avec toutes ses troupes, pendant toute la durée du jour, sur un
mont dominant le camp, où il y a un beau plateau; il y rangea ses
escadrons et ses bataillons pour attendre les ennemis, et il voulut
aller voir où ils étaient cantonnés. J'y allai aussi et je vis
l'installation des ennemis; ceux-ci commencèrent à escarmoucher,
sans sortir du bois, et ils nous tirèrent quelques coups
d'escopette. A l'aspect de l'étendue de leur camp, que nous ne
pouvions pas bien voir, parce qu'il était allongé dans les
bas-fonds, le duc jugea qu'il n'avait devant lui que peu de gens,
venus pour donner courage. à la ville de Morat. Il croyait qu'ils
avaient l'intention de l'engager à lever le siège et à rassembler
les siens, mais sans vouloir l'attaquer, car il estimait que leur
nombre n'était pas suffisant pour livrer bataille.
Imbu de cette idée, il revint à ses escadrons, où il fit
descendre de cheval le Bâtard, Monseigneur de Clessy, Antoine
d'Orlier, Monseigneur de Neuchâtel, Troylo et quelques autres; je
fus aussi appelé pour donner mon avis. Après l'exposé fait par Sa
Seigneurie, il fut décidé de laisser pendant la nuit 2000 hommes
d'infanterie et 300 lances 1 sur le plateau où nous étions et sur
quelques collines avoisinantes, pour y monter la garde. Le reste de
l'armée devait se retirer dans le camp, pour se reposer, car les
hommes étaient très fatigués de cette journée passée sous les
armes et à cheval. On devait se retrouver après le souper pour se
concerter s'il était à propos de lever le camp et de se porter en
avant à la rencontre. des ennemis, ou non. Dans ce conseil
chacun émit son opinion et j'ai la grande satisfaction d'avoir dit,
en qualité de votre serviteur, ce qui me paraissait à propos,
soit: De forts avant-postes sont bons, mais il importe de faire
vigilance, car je vois une ruse dans cette attitude réservée des
Suisses. Et comme ils sont éloignés de moins d'un mille, nous
pouvons nous attendre à les voir arriver d'un instant à l'autre.
Comme ils peuvent facilement traverser la forêt, ils tâcheront de
surprendre notre brigade à l'improviste, comme ils l'ont d'ailleurs
fait. Il fallait, déjà avant le point du jour, mettre en armes
toutes les troupes du camp et les faire monter sur le plateau pour y
attendre l'ennemi, et même y camper si cela était nécessaire.
Chacun fut de mon avis et le duc renvoya la discussion de cet objet
à une nouvelle séance du conseil qui devait avoir lieu après le
souper.
Mais après le repas, Sa Seigneurie remit la chose au lendemain
matin, car Elle croyait fermement à une feinte de l'ennemi, comme
nous l'avons déjà dit. Pendant la nuit la pluie s'établit à
partir de minuit, et elle dura toute la matinée du jour suivant,
jusque vers midi. Lorsque le duc vit, au matin, que l'ennemi ne s'était
pas montré pendant la nuit, il lui sembla que son opinion était
non seulement bonne, mais qu'elle était absolument sûre. Ce qui
ancra cette idée encore plus dans sa tête, c'est lorsqu'on lui
rapporta que les Suisses avaient déchargé leurs pièces de grand
et de petit calibre; c'était seulement pour remplacer leur poudre
mouillée par de la sèche, comme on l'a vu peu après. Vers la fin
de la nuit; ils commencèrent à avancer contre nous, marchant pas
à pas dans la forêt, sans bruit et sans se faire voir. Plus on en
informait le duc, moins il ne voulait croire à leur venue; il était
même prêt à parier qu'ils ne viendraient pas, disant que c'étaient
des faux bruits répandus par des traîtres français pour lui faire
lever le siège, mais que jamais il ne s'y résoudrait.
Enfin les rapports du Grand Bâtard annonçant l'approche de
l'ennemi furent si fréquents que le duc commença à y ajouter une
certaine créance. Il donna l'ordre que chacun prît les armes et se
tint prêt dans ses quartiers. Cela eut lieu vers midi, au moment où
la pluie cessa. Aussitôt on vit déboucher de la forêt la pointe
d'une colonne suisse qui marchait sur le plateau, vers notre camp;
ils étaient tous à pied, en ordre serré, armés de longues
lances, les couleuvreniers en avant. Plus bas, du côté de la vallée,
était un autre bataillon, d'une force moindre; entre les deux,
environ quatre cents cavaliers qui, après avoir avancé un peu,
attendaient le bataillon d'infanterie où se trouvaient un grand
nombre de bannières. A leur débouché de la forêt, les ennemis
furent reçus par une grêle de projectiles lancés par les canons
et les serpentines, mais ils se serraient les uns contre les autres
et ils gagnaient du terrain pied après pied. A mon avis, et à
celui d'autres encore, ils pouvaient bien être huit mille à dix
mille et au plus douze mille hommes, c'était, comme on l'a dit plus
tard, l'avant-garde.
Dès que l'ennemi eut débouché de la forêt, le duc fit donner le
signal de monter à cheval et il commença à s'armer. J'avais déjà
été sur le plateau et, après avoir vu l'ennemi, j'étais retourné
auprès du duc, afin de le décider à y monter, à toute vitesse,
pour prendre les dispositions nécessaires, car il n'y avait là-haut
pas plus de deux cents lances et environ mille de nos fantassins. Le
duc ordonna alors d'y faire monter toute l'armée. Je restai en arrière,
avec le Dr Matteo , pour aider au duc à mettre son armure. Il n'était
pas possible de le persuader de la présence si, rapprochée de
l'ennemi; il tarda si longtemps à monter à cheval que lorsqu'il
fut en seIle les siens avaient déjà tourné le dos. Lorsque les
Suisses virent que les nôtres arrivaient les uns après les autres
pour se concentrer sur le plateau, et lorsqu'ils aperçurent que
Troylo prenait pied, avec environ quatre mille hommes, sur une
petite colline située du côté de la ville, ils firent feu de
toutes leurs pièces à une. distance d'environ trois portées
d'arbalète. En présence de cette impétuosité (furia), notre
infanterie peu nombreuse, se mit à fuir. Quelques gens d'armes
cherchèrent à défendre le passage d'une haie, mais les Suisses,
qui n'avaient pas de casque, paraient avec un bras les coups portés
à la tête par les cavaliers, et de l'autre main ils empoignaient
les rênes des chevaux. Les cavaliers ennemis forcèrent le passage
et lorsque nos gens d'armes virent la fuite de l'infanterie, ils
tournèrent aussi bride. A cette vue, les compagnies qui arrivaient,
sans se déterminer autrement, s'enfuirent comme eux ; de cette façon
toute l'armée fut mise en déroute pendant un espace de temps de la
durée d'un "Miserere", sans combattre et sans même
montrer le visage à l'adversaire. S'ils avaient tenu ferme, les
ennemis auraient dû employer au moins trois jours pour les tuer.
Bref, l'armée, qui s'était laissée surprendre dans son camp, fut
battue et détruite.
Jamais je n'ai vu le duc aussi perplexe et, inconscient de ce qu'il
devait faire qu'au moment où il s'arma et monta à cheval, lui qui
est cependant sagace, judicieux et qui jouit. d'un coup d'œil sûr
et prudent. Je vois là le doigt de Dieu ou une fatalité du destin.
Si l'ennemi était venu la veille, lorsque les troupes étaient en
armes, rangées en bataille, le spectacle eut été terrible, il y
aurait eu, des deux côtés, beaucoup de sang versé.
Les assiégés avaient fait une sortie et ils avaient été repoussés,
mais lorsqu'ils virent la fuite générale et quand il remarquèrent
les préparatifs de retraite faits par les troupes plus spécialement
chargées du siège, ils sortirent de nouveau et poursuivirent les nôtres
l'épée dans les reins. Nos gens coururent vers un pont situé à
une demi-lieue, car il fallait traverser ce passage qui fut combattu
avec acharnement; c'est là que je fus poursuivi moi-même.
Lors de mon départ, les ennemis étaient déjà dans le camp, où
ils massacraient tout; presque toute l'infanterie est détruite, de
même que les archers ; il ne pouvait en être autrement. J'en ai vu
plusieurs qui se jetaient à terre, enlevaient leur casque et
attendaient la mort les bras étendus. On peut compter qu'environ
dix mille fantassins, fournisseurs de l'armée sont restés sur le
carreau, ainsi que beaucoup de cavaliers; diverses opinions se font
entendre au sujet des pertes; on dit que le porte-bannière du duc
est mort; on aura des nouvelles plus certaines dans deux ou trois
jours. Toute l'artillerie est perdue. Les ennemis ont pris, à la
suite des deux défaites, à peu près deux cents pièces:
bombardes, espringardes et courtauds. Je ne parlerai pas des
pavillons, des tentes, des chars, de l'argent comptant et des vêtements,
car ayant été attaqués à l'improviste au moment ou l'on croyait
l'ennemi encore éloigné, chacun fut assez occupé à sauver sa
vie. En somme, tout est resté entre les mains des Suisses; ce n'est
pas un petit honneur pour eux d'avoir remporté une pareille
victoire sur un prince qui avait donné la chasse à des empereurs
et à des rois et qui avait détruit les communes les plus
puissantes. Lorsque je serai renseigné, je vous informerai des décisions
prises par le duc. Je sais bien que son casque orné de pierres précieuses
est sauvé, ainsi que plusieurs autres objets de valeur. Les lettres
de crédit et l'argent monnayé sont en partie perdus; cela est
grave, mais qu:est-ce en comparaison du désastre bien plus grand
causé par la perte de l'infanterie; la gendarmerie a moins souffert
en comparaison.
Deux heures après l'affaire, je me suis trouvé avec deux Suisses
faits prisonniers par de mes amis; ils paraissaient être des
gentils hommes; ils disaient, en l'affirmant sur leur foi, que tout
le pays de Suisse était évacué par les hommes qui étaient tous
venus à notre rencontre, délibérés à affronter la mort pour
sauver leur pays ; ils évaluaient leur nombre à trente mille
hommes d'infanterie et à mille six cents cavaliers, y compris le
duc de Lorraine en personne et trois cents cavaliers du duché
d'Autriche, tous décidés à nous combattre.
Don Frédéric 1 était parti le jour précédent, soit le XXI, pour
se rendre auprès de Madame la duchesse de Savoie et de là il avait
l'intention de monter en galère à Nice, pour aller à Rome; il a
emmené les siens. L'évêque du pape à Sebenico, lui aussi, est
parti pour la Bourgogne. Il ne restait ici que moi et le
protonotaire Lucerna, ambassadeur du roi d'Espagne; il sollicitait
le duc d'envoyer une mission auprès du roi de France, pour détourner
Sa Majesté de favoriser le roi de Portugal. Pendant qu'il fuyait à
côté de moi, il reçut deux coups d'épée sur la tête, son
cheval fut blessé et il se déroba; je suppose qu'il a été
massacré. Pendant ce temps je piquais des deux et, par la grâce de
Dieu, j'ai sauvé ma vie! Mais je me souviendrai de ce danger jusqu'à
mon dernier jour. |